Le siècle des tortues

     La frilosité des sociétés vieillissantes a conduit à la ruine de l‘économie. Les gérontocraties n'ont pas seulement anéanti les entreprises par des jeux boursiers assis sur la prudence, elles ont aussi imprimé dans l’esprit des nouvelles générations des valeurs de repli. Elles les ont éduquées à ne plus prendre de risques, à se réfugier dans des valeurs nostalgiques, à délaisser toute forme d‘inventivité. La participation active des personnes âgées à la vitalité sociale, longtemps indispensable, a eu des revers sur les générations montantes. Aujourd’hui, chacun veut vivre en autarcie, créer sa propre unité de production, à l’échelle du troc. On préfère échanger un bien avec son voisin que consommer massivement.




Chapitre 4



Un vieux fer en fonte chauffe près de la bouilloire, sur le large poêle à bois qui ronronne dans le séjour. Une vieille lessiveuse est abandonnée dans coin. Un poste à galène trône sur une commode vermoulue. La pièce est un véritable musée de vieilleries.

Eddy Staff a défait sa chemise. Il s’apprête à retirer son pantalon, mais il est gêné. Il aurait préféré se dévêtir en un lieu plus intime. Dans le silence de la pièce, il sent les yeux braqués sur lui qui le toisent de la tête aux pieds. Le vieil homme lui tend un peignoir de bain, tandis que la vieille femme récupère chacun de ses vêtements.

- Comme la chair est ferme! dit Cissy, hasardant une main sur son épaule. On se demande si elle l'est partout, ajoute-telle toute émoustillée.

- Cissy, voyons! la gronde le vieil homme.

Eddy Staff se hâte d’enfiler le peignoir.

- Tenez, mettez-vous à l’aise! dit le vieil homme lui offrant un fauteuil vieux rose au tissu élimé.





La vieille femme disparaît. Eddy Staff s’assied. Il se sent mal à l’aise dans ce décor suranné. Il lui semble être projeté dans un autre univers, dans une autre époque, une époque révolue, si loin de son décor familier. Mais quel est donc son décor familier? Et pourquoi a t-il la mémoire aussi sélective? Eddy Staff a l’impression d’être dans un rêve, où les personnages, les objets, seraient déformés, grossièrement caricaturés.

- Je ne vais pas rester très longtemps.

- Prenez votre temps, jeune homme. Il faut savoir s’économiser. C‘est bien là le meilleur placement, non?

- Mais quand on prend trop de temps, on n'avance pas! s’exclame t-il contemplant les vieilleries qui l’entourent.

- Depuis la nuit des temps, avancer consiste à mettre un pied devant l'autre. Et depuis la nuit des temps, tous les êtres qui vivent sur terre avancent.

- Je parle d'avancer en terme de progrès. Ce qui permet d'avancer plus vite, de vivre avec son temps, si vous préférez.

- Quel progrès?

- Les autoroutes, le train rapide, les fusées, c'est ça le progrès!

- Vous trouvez qu'avancer plus vite est un progrès? Les chemins de traverse ont bien plus de charme que les autoroutes. A quoi bon se précipiter! On peut toujours remettre au lendemain ce qu’il est possible de faire la veille. La terre ne s’arrêtera pas de tourner pour autant. Croyez-moi jeune homme, il faut prendre son temps!

- Et surtout le garder! ajoute la vieille femme qui vient d’apparaître, armée d’un vieux moulin à café.



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