La nouvelle économie était un véritable creuset d’espoir. Elle accueillait n’importe qui, sans droit d’aînesse ni droit de cuissage. Monsieur Clampin, pour peu qu’il eût quelque matériel, quelque connaissance et surtout une idée, pouvait du jour au lendemain être propulsé vers les plus hautes sphères élitistes.
Ce fut surtout dans le domaine culturelle que la nouvelle économie fit des ravages. De tous temps il y avait eu deux types de cultures:
. la culture alpha, réservée aux initiées,
. et la culture beta, dont on abreuvait les masses.
La première véhiculée de manière confidentielle et la seconde empruntant des voies royales de la propagande consumériste. Pendant des décennies, on avait décidé du goût des spectateurs, des auditeurs, des lecteurs, des consommateurs, des citoyens, s’appuyant sur des sondages, des panels, des échantillons représentatifs, laissant sur le carreau une quantité croissante d’insatisfaits, pour peu que la masse fût, elle, satisfaite. Or tout à coup, via le net, une génération nourrie de médiocrité, de facilités mercantiles, de consumérisme niaiseux, réclamait à corps et à cris de l’innovation, de l’ingéniosité, de la créativité, celle que l’on ne pouvait espérer que des chemins non policés du Webworld, incubateur de culture alpha. Et, fait étonnant, l’individu extrait de la masse, avait du goût. Un goût personnel et des exigences pointues. Voilà que, devant les étals interminables du Webworld, les clients capricieux se mettaient à réclamer des airs de musique oubliés ou inédits ou potassaient des ouvrages que jamais la culture beta n’eût autorisés sur les marchés traditionnels. Pour la première fois, il fallait répondre aux besoins réels des consommateurs et non à leurs besoins supposés, et ce facteur méconnu désarçonnait complètement des institutions naguère inébranlables.
Cette révolution culturelle et économique était le fait d’une extraordinaire ouverture d’esprit. Mais cette ouverture d’esprit avait ses inconvénients. A force de parier sur la nouvelle économie, le Webworld attirait bien plus de chercheurs d’or qu’il n’y avait de pépites et la guerre qu’ils se livraient en laminait plus d’un.
Si la passion de Jon.W était de contempler la construction des nouvelles bâtisses, celle de Ed.Net était de s’asseoir sur le bord des autoroutes pour voir défiler les longs cortèges d’immigrants, venus du Realand. Le Realand, que lui avait finalement décrit Ed.Net, était une contrée impalpable et inaccessible où il était difficile de retourner dès lors que l’on avait élu domicile dans le Webworld. Les gens fuyaient cette contrée, généralement parce qu’ils y avaient tout perdu, à savoir leurs illusions. Illusions étant un terme immatériel, Jon.W ne put que supposer l’étendue des dégâts, semblable aux ravages provoqués par le Cheval de Troie.
Les pauvres gens arrivaient ici le trait hésitant et le teint gris. On les reconnaissait moins à leurs hards, peu conformes avec le matériel en vigueur, qu’à l’outillage sommaire et désuet qu’ils se mettaient à dos : de vieilles fenêtres surannées, une paire de bottes inopérantes, une signalisation de travaux obsolète, le tout portant un label d’origine tellement usé que l’on pouvait à peine le déchiffrer.
Cependant, ils avançaient l’œil conquérant et le pas chargé de convictions, d’un train qui émerveillait les passants.
Chapitre 2 (suite)