Une araignée dans la Toile


Chapitre 2 (suite)



Huk.Net était le fils d’un de ces immigrants venus conquérir une illusion. Chaque matin, il arrivait à l’école en annonçant à ses camarades que c’était peut-être la dernière fois qu’il les voyait. Ses parents privilégiés n’avaient pas eu la présence d’esprit de naître immunisés contre la déconnectite, qui frappait cruellement les consommateurs abusifs du Webworld. Faute de moyens, Huk.Net n’avait pas été vacciné et risquait donc à tout moment de disparaître des circuits.

Il avait le visage et le corps balafrés, à force de vivre au rythme des coupures suspendues au-dessus du couvre-chef familial, telle une épée de Damoclès.

La famille vivait dans un masure brinquebalante, édifiée à la hâte. Le plus grand tort de la cahute, outre qu’elle attristait l’environnement, était de menacer les constructions résidentielles attenantes, que l’organisation aléatoire du Webworld n’avait pas encore parquées dans des quartiers appropriés. Mais ce que l’on supportait le moins, c’était le tintamarre des grenouilles qui batifolaient dans la mare, s’expatriant parfois vers les piscines luxueuses et luxuriantes des propriétés voisines et que Huk.Net aimait tant disséquer.

Comme de nombreux enfants déshérités, il avait été affublé, dès sa naissance, de parents oisifs qui torchaient leur dénuement dans les oripeaux du vice. En effet, chaque jour, on les voyaient galoper vers le Temple, les yeux exorbités, la langue pendante, portant sous le bras une corbeille chargée de récipients vides à l’appellation non contrôlée et de surcroît rébarbative: Dow Jones, Nasdaq, Cac, Nikkei. Ils passaient des heures dans le Temple s’abreuvant de courbes, frémissant au rythme des hausses ou des baisses, et rentraient le soir, ivres, bavant des inepties dont eux-mêmes semblaient méconnaître le sens.

Avec la vie de patachons qu’ils menaient, on eut tôt fait de spéculer sur leur incapacité à enseigner à leur progéniture la bienséance. En réalité on leur reprochait moins de s’adonner à un vice, auquel d’autres parents privilégiés, dotés de valeurs plus respectables, s’adonnaient également, que d’être socialement médiocres, et plus vulgairement des ratés.




A l’origine, ils avaient émigré vers le Webworld avec le secret espoir de faire fortune sur une idée-géniale, celle de créer un site exceptionnellement innovant. Mais, le temps de trouver les fonds nécessaires et d’empaqueter le baluchon, l’idée avait déjà été pillée par un de ces nombreux malandrins tapis dans les sous-bois du Webworld, et dont la seule activité consistait à détrousser les novices. Alors, ils avaient eu la pensée lumineuse, comme hélas! beaucoup d’illuminés, de créer leur propre site, songeant que la terre entière ne verrait qu’eux dès lors qu’ils auraient une vitrine dans le Webworld. Ils étaient nombreux ainsi, naïfs conquérants de la dernière heure, à perdre de nouveau leurs illusions dans les méandres de la Net Économie. Puis à sombrer dans le vice.

De fait, leur rejeton, classé dans la catégorie des mauvaises fréquentations, était banni par les parents privilégiés, au motif qu’il sentait mauvais, les enfants de pauvres n’ayant évidemment aucune hygiène

Jon.W, ignorant l’hygiène, en profita pour demander à Ed.Net ce que pouvait bien signifier sentir mauvais.

    - Eh bien, dit celui-ci un peu surpris, c’est avoir une mauvaise odeur !

    - Une odeur ?

    - Oui, une odeur ! Tu ne sais pas ce que c’est ?

    - Non !

    - Tu es vraiment spécial toi ! Dit Ed.Net qui était parfois excédé par l’innocence démesurée de son compagnon. Tout le monde sait ce que c’est une odeur ! Tu ne connais pas l’expression l’argent n’a pas d’odeur ? Eh bien c’est ça une odeur, l’inverse de l’argent.

Comme il ne savait pas non plus ce qu’était l’argent, il eut bien du mal à imaginer ce que pouvait être l’inverse de l’argent et à fortiori une mauvaise odeur. Cependant il trouva incohérent de taxer Huk.Net de malodorant puisque les odeurs n’existaient pas dans le Webworld.




Si les parents privilégiés rejetaient Huk.Net, il n’en fut pas de même pour leurs enfants. A moins d’avoir été longuement initiés à ce genre de pratique, les enfants ignorent l’instinct d’exclusion et négligent l’ostracisme de rigueur dans certaines communautés. Leur âme généreuse les pousse plutôt au partage, surtout si leur altruisme naturelle peut avoir un substantiel intéressement audit partage. Huk.Net ne possédait pas des jouets aussi sophistiqués que ses camarades. En revanche, né dans l’épidémie d’Emesdos, il savait bidouiller mieux que quiconque les vieux systèmes, sans avoir besoin de passer par d’indispensables fenêtres. Et il fallait le voir épater ses camarades quand, dans la cour de l’école, il ouvrait son sac de Pacman dressés pour capturer infailliblement leur proie.

Issu d’un milieu défavorisé, Huk.Net gagna en combativité ce qui lui manquait en potentiel. Malgré l’environnement terne de son foyer, il se révéla être un élève brillant. En compagnie de Jon.W et Ed.Net, il accéda au troisième niveau, ouvert sur cinq années.

Le guide avait grandi. Ce n’était plus un petit bonhomme au vocabulaire hésitant, mais un garçonnet décontracté qui invitait les élèves dans sa chambre. Il était possible d’y découvrir une multitude d’activités. Pour étudier la géographie, on chevauchait un globe terrestre, qui emmenait vers les contrées les plus folles de l’imagination, survolant des montagnes, des vallées, des fleuves, des pays, des villes aux sonorités enchanteresses. Pour l’histoire, on grimpait dans une machine à remonter le temps qui propulsait sur les lieux mêmes de l’époque sélectionnée, avec la faculté de tester grandeur nature le quotidien des autochtones. A travers la lunette astronomique, c’était le ciel qui invitait à des voyages fabuleux.

Comme l’exigeait le programme, les enfants reçurent également des notions de droit et de médecine. En effet, on estimait dans le Webworld que les élèves devaient être initiés précocement à ces deux piliers de la survie en société, pour ne point être tributaires des aléas de la vie.

Les notions de droits étaient inculquées à chaque individu, d’une part pour qu’il pût connaître l’exacte gravité de l’acte délictuel ou criminel qu’il commettait et les risques qu’il encourrait, d’autre part pour que, face à la justice, il fût à même d’assister son avocat lors d’un procès, plutôt que de subir passivement ses directives. Tout individu condamné devait être éclairé.




Durant les cours de droit, les élèves étaient mis en situation réelle. Ils se déplaçaient dans un grand labyrinthe fait de cases primitives, parsemé de pièges consuméristes. Il fallait éviter l’arrestation. Et quand elle se produisait, d’abord, ils étaient confrontés aux service de police qui expliquaient leur rôle, essentiellement préventif. Mais le récidiviste finissait par subir leurs foudres répressives. Alors, il se retrouvait assis sur un plateau au bords incurvés, à la merci d’un fléau qui devait osciller dans le bon sens, lui éviter les affres du milieu carcéral. Convaincu de crime, son destin était du ressort médical. Le plateau était projeté dans une case vide, celle qui manquait généralement aux déficients mentaux. Coupable de délit, il pouvait s’amender en revenant à la case départ et recommencer le jeu en évitant de tomber dans les pièges détectés précédemment. Là, en cas de rechute, le plateau était éjecté vers une case noire, qui était un lieu d’isolement et de méditation, où l’individu devait s’abîmer dans des réflexions intérieures pour trouver les réponses aux déséquilibres psychologiques ou matériels qui l’avaient conduit à l’acte délictuel.

L’élève apprenait de la sorte les tables de la loi. Huk.Net comprit le sens de l’expression mauvaise graine qui lui était si souvent attribuée. Jon.W, quant à lui graine de génie, n’eut aucun mal à assimiler le contenu des liasses codifiées, qui ornait la case finale du labyrinthe et à laquelle peu d’élèves accédèrent. Enfin, Ed.Net qui avait pourtant suivi Jon.W à la trace, fut heureux de laisser passer plusieurs tours, car le jeu l’ennuyait terriblement.

Les rudiments de la médecine étaient inculqués selon la même méthode. On distribuait les cartes, puis on faisait deux tas: le tas préventif et le tas curatif. Le tas préventif comportait les cartes indiquant que la plupart des maladies étaient engendrées par le mal-être, touchaient essentiellement ceux:

. qui se faisait de la bile,

. en avaient plein le dos,

. ou même avaient les boules.



Chaque pathologie avait son remède. Dans le dernier cas, notamment, on préconisait d’attendre que les boules dégonflassent. A des symptômes généralement identiques, répondaient des soins globalement similaires : aucune expérience médicale ne pouvait se révéler positive sans une amélioration de la qualité de l’environnement. De fait, il fallait en priorité extraire l’individu du contexte néfaste qui suscitait en lui des réactions physiques négatives. Lorsque le corps souffrait, l’antidote de base était le repos. Pour améliorer le bien-être individuel et collectif de la population, les dépenses de santé étaient transférées vers les activités de loisirs, offertes à tout un chacun dans le Webworld.

Une des cartes préventives avait une importance majeure : elle expliquait ce qu’était l’éradication du cancer des excès, obtenue par l’encouragement à des occupations de détente.

L’enseignement de la médecine intéressa beaucoup Ed.Net car il fut dispensé au pas de charge et, de surcroît, il disposait de quelques atouts.




Pour illustrer le bien-être par les loisirs, plus que jamais les élèves eurent accès aux activités ludiques auxquelles les invitait leur petit guide. Ed.Net fut particulièrement fasciné par cette boule qu’il fallait envoyer dans une forêt d’obstacles et qui devait éviter de retomber entre deux tiges mues tour à tour. Tandis que le compteur s’affolait, de partout jaillissaient des illuminations, au milieu des claquements qui annonçaient le gain d’une partie. Le flipper était devenu l’instrument favori du stresseur. Ed.Net remua tant le jeu qu’il finit lui-même secoué et dut affronter la partie curative de l’enseignement.

Il lui fallut établir un auto-diagnostic à partir de l’expérience magistrale qu’il subissait et trouver un remède adapté à sa propre personnalité. Car les soins étaient avant tout personnalisés. Il disposait certes d’un atout, l’increvable, qui lui permettait de recourir à un spécialiste. Mais ayant dépassé le quota, cet atout était inutile et il dut trouver une solution par lui-même. Faute de résoudre l’énigme, le problème s’envenima et il se retrouva à l’hôpital, sans aucun atout en main, tributaire, à son corps défendant, d’un diagnostic erroné. Il allait d’ailleurs subir une lobotomie quand Jon.W lui sauva la mise en lui balançant l’ambulance qui lui permit de sortir du pétrin, aussi livide qu’un pain mal cuit. Ed.Net garda de cet enseignement le mauvais souvenir d’une carrière qu’il n’embrasserait jamais.

Durant les cours de médecine, Huk.Net avait souvent eu des absences, que l’on qualifiait pudiquement d’injustifiées. Jusqu’au jour où les redoutables coupures le tailladèrent définitivement. Et on ne le revit plus à l’école. Ni même ailleurs. La masure familiale avait disparu des circuits.

Comme c’était chose courante dans le Webworld, personne ne s’en étonna. Si les enfants regrettèrent dans leur for intérieur leur Huk local, les parents privilégiés, quant à eux, se réjouirent de l’éviction de ce voisinage encombrant.




    Bien que les possibilités de construire étaient illimitées, il avait fallu établir des règles plus strictes pour éviter les problèmes de voisinage et les problèmes d’infrastructures notamment en matière de communications. Chaque habitant qui venait peupler la Cité devrait s'inscrire au bureau d’enregistrement où on lui remettait sa carte d’abonnement et un code personnel. Ainsi paré, il avait accès à tous les services du Webworld, y compris la faculté de donner son opinion sur la place publique, dans des endroits singuliers que l’on appelait des forums. Mais dans ces forums, malheureusement, chacun se contentait de donner un avis, son propre avis, sur un sujet qui lui tenait à cœur. L’interlocuteur qui émettait son point de vue était rarement contrarié, voire simplement écouté. Chacun semblait débattre seul, et cette illusion de débat collectif, détourna plus d’un participant, menacé par ailleurs de déconnectite car les forums faisaient partie des utilisations à risque du Webworld. Certains pallièrent aux menaces de déconnectite en quittant momentanément le forum. Ils trouvaient éventuellement un message à leur retour, mais cela n’avait rien des transes que pouvait susciter le débat direct.

Pour combler cette lacune, on proposa des regroupements plus intimes, dans des salons. Le débat avait lieu en direct. Ce fut une véritable cacophonie car tous les invités présents caquetaient en même temps, au point que l’on ne savait plus qui répondait à qui, si toutefois il y avait des réponses. Les contacts les plus insolites commençaient par :

    bonjour !

    Ils se poursuivaient par :
    tu vas bien ?

    A quoi la réponse venait sans tarder sous la forme de :

   oui ! et toi ?

    Ces échanges constructifs n’auraient rien eu de contestables s’ils n’avaient été répétés dix ou vingt fois par tous les invités présents, donnant l’impression que les salons étaient réservés à des échanges de politesse.

    Cependant quelquefois les échanges pouvaient aller plus loin et il n'était pas rare de lire :

                Bomale36 : - Tu as une photo de toi?

                Froufrounette104 : - Oui !

                Bomale36 : - Tu pourrais me l'envoyer ?

                Froufrounette104 : - Oui !

                Bomale36 : - Tu l'envoies ?

                Froufrounette104 : - C'est fait !

Bomale36 s'est déconnecté

    Cette pertinence dans le dialogue eut tôt fait de décourager les quelques visiteurs qui s’y essayèrent et la plupart des salons devinrent aussi peu fréquentés que les forums.

    Pourtant quel novice n’avait point palpité à l’idée d’avoir à portée de doigts

Le Monde

.... avant de s’apercevoir que le tour en était bien vite fait.




Le Monde était fort capricieux : soit il avait des conversations très étriquées, guère moins grasses que les échanges de salons, soit il croulait sous des effusions magnanimes qu’il oubliait le lendemain, soit il faisait carrément la gueule, dans une absolue virginité communicative. Le Monde avait ses humeurs. Or, la communication était le souci majeur des habitants du Webworld. On eût dit que l’univers était peuplé d’âmes en déshérence, de solitaires embarqués sur des bateaux ivres, cherchant désespérément un port d’attache.

Les rares contacts profonds qui pouvaient s’établir étaient souvent altérés par des réflexes de méfiance dus à l’anonymat qui prévalait dans le Webworld. On essayait parfois de contourner l’obstacle en jetant d’emblée en pâture, au complice fraîchement conquis, trois lettres qui sonnaient comme un glas:


Si l’interlocuteur n’avait pas pris la fuite, il lui restait à affronter le doute, la suspicion quant aux intentions honnêtes de l’individu qui l’avait agressé en ces termes.




La rumeur murmure qu’il y eut des connivences, des affinités entre certains échangistes du dialogue, des rapprochements, des unions. Mais cette rumeur vaut ce que valent les rumeurs.....

Pourtant si le dialogue entre individus laissait à désirer, les idées divulguées, elles, étaient prometteuses, surtout dans le domaine de l’organisation collective. Ce furent les habitants de la Cité qui édictèrent les lois du Webworld. Ils soumettaient des propositions à la majorité de la population, puis un référendum était organisé et, en fonction des résultats, quasi-instantanés, la proposition était appliquée ou non. Ainsi, comme tous les habitants de la Cité, Jon.W avait sa boîte aux lettres remplies de propositions sur lesquelles il pouvait émettre un avis.... lorsqu’elles concernaient les électeurs de son âge.

La représentativité des citoyens par les élus n’était plus fondamentale, du fait de la maturité du peuple gouverné. Les représentants étaient surtout chargés d’appliquer les propositions des habitants.

Tout individu qui souhaitait se présenter au suffrage des électeurs devait suivre au préalable une formation lui permettant d’être qualifié dans ses fonctions. Pour exercer pleinement ses pouvoirs, l’élu devait avoir obtenu un quota de cinquante pour cent des suffrages, de la part des citoyens en âge de voter. Si ce taux n’était pas atteint, si l’élu avait manqué de convictions, le pouvoir demeurait sous la stricte vigilance des citoyens par le biais exclusif du référendum.

Un Bureau de Contrôle des Actes Politiques, indépendant du pouvoir des élus, veillait au respect des règlements. Il recueillait les plaintes en provenance de n’importe quel électeur et était chargé de diligenter les enquêtes pour, le cas échéant, saisir la justice.

Chapitre 3
 

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