Une araignée dans la Toile


Chapitre 5



     Comme son nom l’indiquait, BOD27 était le vingt-septième prototypes d’un programme qui avait commencé bien des années plus tôt. Au fil des ans les robots n’avaient cessé de s’améliorer au niveau esthétique. Par souci, probablement, de dissocier le robot de l’être humain, pendant longtemps on lui maintint une aspect mécanique, afin de convaincre le commun des mortels que la machine serait toujours au service de l’homme, dominée et contrôlée par lui.

Aux premiers robots en forme d’aspirateur, mus par un système de roulettes, avaient succédé des prototypes d’apparence humaine. La technologie était encore tâtonnante. Pourtant on s’émerveilla de ces premiers robots capables de se déplacer de façon humaine, dotés de jambes et de bras articulés, dont quelques chefs d’Etat serrèrent la pince avec malice. Le projet BOD avait annoncé une nouvelle génération d’automates. Il avait été initié par l’équipe du Professeur Aldy, un savant légendaire et fort singulier, sans cesse confiné derrière ses éprouvettes-ordinateurs, et qui rêvait de dresser le portrait-robot du parfait androïde. A la différence de tout ce qui avait pu être imaginé auparavant, Aldy voulait donner au robot une âme, une faculté d’émotions. Ce projet, trop utopiste à l’époque, n’eut guère de soutien, privé ou public. Aldy travailla son existence durant avec des moyens désuets, ce qui ralentit considérablement ses recherches et il mit de nombreuses années à créer le prototype de BOD1 qui, comparé à BOD27, faisait réellement figure de cybernosaure.

    - Aldy n’eut pas la chance de voir son oeuvre parachevée et mourut dans la quasi-clandestinité, il y a dix ans environ. Il avait pour seule collaboratrice une fidèle assistante qui l’avait accompagné depuis ses débuts. Ce fut elle qui présenta publiquement les travaux du professeur. Elle disparut peu de temps après.

Ainsi s’exprimait Eddy Staff, responsable du département d’automatisation du laboratoire de recherche Aldy qui, ce jour-là, était entouré de son équipe et d’un parterre de journalistes internationaux.

    - On commença à accorder crédit à ses études, envisageant les perspectives d’utilisation qui pourraient en découler : le robot, suppléant l’intellect de l’homme, grâce aux données incommensurables dont il dispose ; le robot, compagnon de l’homme, à son service pour lui alléger le quotidien et effectuer les taches fastidieuses, telles que nettoyer la maison ou conduire la voiture ; mais surtout le robot utilisé en tant qu’assistant médical de précision dans le domaine chirurgical. On connaissait les interventions robotisées en matière de chirurgie classique, via des commandes vocales transmises à un robot qui effectue l’opération avec une extrême précision. On connaissait les interventions robotisées réalisées en neurochirurgie, permettant d’effectuer des actes au millième de millimètre près, de déplacer l’appareil le long des fibres musculaires et des voies nerveuses, de percer des tunnels minuscules dans les os du crâne. A présent, c’est une technique nouvelle, appelée robotique molle, sur laquelle les équipes de chercheurs travaillent, et qui semble très prometteuse. En effet, grâce à cette technique, il sera possible de robotiser un paraplégique en introduisant des circuits électroniques dans ses membres inertes. A l’avenir, la machine pourrait éradiquer de nombreuses déficiences physiques.

Eddy staff gonfla les poumons, dressa bien haut la tête et ajouta :

    - Voyez-vous, mesdames, messieurs, tel est notre objectif : confier aux robots les missions délicates ou rébarbatives.

    - Sans arrière-pensées militaires ? Demanda une journaliste.

    - Ceci n’est pas du ressort de notre laboratoire, madame Hoffman ! Mais peut hélas! être envisagé. Si je puis vous rassurer, BOD27 a été conçu exclusivement à des fins civiles.

Eddy Staff s’approcha du mannequin costumé, planté près de l’écran. Le robot était si parfait dans sa conception que l’on eût dit un véritable être humain. Il ressemblait à un automate de rue, arrêté sur une expression volontairement figée.

Eddy Staff entra quelques données sur l’ordinateur et l’humanoïde fut soudain actionné, avec l’aisance d’un individu ordinaire. Il bougea les doigts, leva les bras, pivota, esquissa un pas, observa autour de lui. Même le regard semblait manifester de la surprise ou de l’intérêt à être ainsi observé. Il y eut des murmures de stupéfaction dans la salle.




Philippe Degat, journaliste français, avait cessé de prendre des notes. Il observa l’assistance qui suivait, avec un intérêt teinté de voyeurisme, les explications du docteur Dayan. Puis il chuchota discrètement à l’oreille de sa consœur, Héléna Ramos :

    - Joli boyau n'est-ce pas ? Un jour j’ai visité une grotte en compagnie d’un guide qui insistait lourdement sur les phallus erectus paléontologiques dessinés sur les parois, par les ancêtres des Gaulois. Et, je ne sais pas pourquoi, ça me rappelait étrangement les graffitis qu’il y avait dans les chiottes de l’école où j’ai connu mes premiers émois de jeunesse.

    - Merci Degat, de m’éclairer enfin sur la provenance de l’exceptionnelle vulgarité qui te caractérise! Mais je ne vois pas le rapprochement !

    - Tu devrais visiter plus souvent les urinoirs, c’est plein de fantasmes propres à satisfaire tes frustrations cognitives. Et surtout, si ça peut nous éviter ce genre d’exposé sur les corps spongieux et caverneux !

    - Tu es mal à l’aise ?

    - Mais te rends-tu compte au moins que ça conforte notre belle image de marque dans l’esprit de nos amis étrangers : à savoir que la France est le pays de la baguette et de la braguette ? Honnêtement on aurait pu se passer de ça non ?

    - Non !

    - Parce que tu seras plus avancée de savoir qu’il l’a plus longue que monsieur Tout-le-monde ?

    - ça peut être utile !

    - Utile ?

Il se tourna vers elle et écarta des yeux bien ronds.

    - Franchement, ne me dis pas que tu as envie de t’envoyer le robot ?

    - Excellente suggestion !

    - Tu veux rire ?

    - Non ! Pourquoi les poupées gonflables seraient-elles l’apanage de la gent mâle !

    - Belle conception du métier mademoiselle Ramos !

    - Justement, je fais mon métier de journaliste. Il faut bien intéresser les femmes aux vertus de l’informatique, non ?

    - C’est vrai ! Les femmes ont toujours eu du mal à s’enflammer pour les octets et les bits. Et dieu sait pourtant si elles ont du doigté dans ce domaine !

Sur l’estrade, l’orateur s’était tu. Philippe Degat songea que sa discussion en aparté avec Héléna Ramos était à l’origine de ce brusque silence. Le siège grinça. Des visages réprobateurs se tournèrent vers eux. Il leva la tête, se racla la gorge et feignit de suivre l’exposé avec un peu plus d’attention.

    - C’est au niveau du gland que se trouve le méat urinaire, ou orifice externe de l’urètre, par lequel jailliront l’urine et le sperme. Le sperme produit par BOD27 est issu bien sûr des banques de spermes car BOD27 n’a malheureusement pas la possibilité d’en produire lui-même. Du moins pour l’instant. Évidemment, nous l’avons doté de zones érogènes artificielles tout autour du pénis, à l’instar des humains. Petite précision mesdames, BOD27 peut faire l’amour indéfiniment. Ou à la convenance de sa partenaire si celle-ci est rapidement satisfaite.

     - Passionnant ! murmura Héléna Ramos.

    - BOD27 aura les mêmes besoins en sommeil qu’un individu ordinaire, sauf s’il ressent des impératifs d’un autre ordre chez la personne dont il est le compagnon.

    - S’il ressent ? demanda Huck Gen. Vous insinuez que ce robot sera capable de ressentir, d’avoir des émotions ?

    - Oui ! intervint Eddy Staff qui grimpa sur l’estrade. BOD27 répond à des commandes vocales. Mais notre objectif est qu’il puisse exprimer des émotions.

    - Vous voulez dire manifester des émotions physiquement ? Par exemple en riant, en grimaçant...

    - Pas seulement monsieur Degat ! BOD27 pourra également être troublé, bouleversé, excité. S’il n’aura jamais de véritables sensations physiques, il pourra par contre éprouver de véritables émotions. Le projet est en cours.

    - C’est un projet au stade d’ébauche. Une utopie en somme.

    - Absolument pas monsieur Degat ! Nous allons prochainement implanter les fonctions émotionnelles.

    - Implanter ? interrogea une journaliste nipponne. A partir de quoi ?

    - Excusez-moi de ne pouvoir vous fournir plus d’informations à ce sujet. Cet élément est pour l’instant tenu secret ! Mais je peux vous garantir que dans les semaines à venir, voire dans les jours à venir, BOD27 sera fonctionnel, totalement fonctionnel.

Tout à coup, une sonnerie d’alarme retentit dans le laboratoire, comme c’était l’usage lorsqu’un site internet atteignait un nombre inhabituel de visiteurs.




On se regroupait alors autour des machines pour découvrir l’heureux élu. En l’occurrence, il s’agissait du site Wenjob qui venait d’atteindre son millionième visiteur.

Depuis quelques mois le site Wenjob battait tous les records d’utilisation. L’exploit était d’autant plus truculent que l’on ignorait qui se cachait derrière le pseudonyme de Wenjob. Il était impossible de localiser le personnage, de détecter l’origine de ses envois, comme s’il pouvait agir sur les ordinateurs sans même insérer une donnée.

Wenjob avait fondé le Mouvement Créatif Humaniste, philosophie dont il s’inspirait pour écouter, entendre, charmer ses interlocuteurs. Dans son discours, il brisait l’image superficielle de l’être humain irréprochable, mettait en valeur les faiblesses de chaque individu, expliquait qu’elles étaient un élément personnel de son charme. Ainsi, chaque être humain dissimulait un être faible qui disposait d’une force en lui et la réussite était à la portée du commun des mortels.

Wenjob s’adressait individuellement à chaque interlocuteur, lui indiquait quel était son degré de créativité et l’incitait à agir. Selon lui, créer ne consistait qu’à reproduire des connaissances, les amalgamer, mélanger les ingrédients pour susciter de nouvelles formes, de nouvelles couleurs.

Wenjob tenait un discours de rêve, un discours apaisant et stimulant à la fois. Mais surtout il défendait un plaidoyer sincère, convaincu, accrocheur, très attendu dans une société de papier, de chiffres, de matricules, flouée par les idoles, rongée par les mythes

Eddy Staff avait quitté le groupe massé autour de la machine et gagné la pièce expérimentale voisine où se trouvait son collègue Cairne.

    - Eddy ! cria t-il en s’affairant autour de lui, tout excité. Il l’a fait ! Il faut que tu vois ça !

Cairne était un fidèle disciple du professeur Aldy. Féru d’informatique au point de dormir dans le laboratoire, il était l’un de ces incurables exaltés qui sacrifiaient leur vie privée à l’autel du progrès. Bien qu’ils travaillaient ensemble sur le même projet, Staff se sentait peu d’affinités avec lui.




    - Non, pas maintenant ! ragea t-il.

    - Mais c’est important, il faut que tu viennes ! insistait Cairne l’agrippant par le bras.

    - J’ai besoin d’être tranquille cinq minutes ! Laisse-moi !

Il écarta sa main d’un geste brusque.

    - Qu’est-ce qui se passe Eddy ? demanda Cairne en s’efforçant de retrouver le calme. Tu t’es pourtant bien défendu ! J’ai écouté ta performance et....

    - Foutaise ! Bonimenteur de foire oui ! C’est bien la dernière fois que je fais ce genre de prestation. Crois-moi, j’ai de plus en plus envie de rendre le tablier.

    - Arrête Eddy ! Tu vas pas abandonner maintenant ! Surtout pas maintenant ! Il faut que tu vois...

    - Tu le sais bien : j’ai toujours pensé qu’il était prématuré de présenter ce projet à la presse, hurlait Staff en tournant en rond. On est sûr de rien. Ni de ce qu’on fait, ni des résultats.

    - Mais c’était nécessaire d’en parler à la presse ! On a besoin de crédits pour continuer le projet ! Et puis, laisse de côté ces conneries. Il y des choses plus importantes !

Il le tira de nouveau par la manche.

    - Viens... Tu vas être ébahi !

    - Écoute vieux, je n’ai vraiment pas envie d’être ébahi....

Cairne le secoua brutalement.




Quand il le surprenait avec ce regard halluciné, Eddy Staff se demandait jusqu’où il pouvait être dangereux.

    - Mais bon dieu, tu ne comprends pas, c’est vital ! Il faut que tu saches, tu entends? Il le faut !

Il l’entraîna pas le bras jusqu’à un fauteuil et le poussa à s’asseoir devant l’ordinateur.

    - Regarde bien Eddy ! Qu’est ce que tu vois ?

Eddy Staff se pencha en avant pour mieux distinguer l’écran.

    - Un point rouge sur un écran noir !

    - Mais encore ?

    - Un point rouge qui clignote.... C’est ça que tu voulais me montrer ?

Il s’apprêtait à quitter le siège mais Cairne le retint de force.

    - Ce point rouge sur un écran noir, c’est un cœur, un petit cœur qui bat ! Et ce petit cœur, c’est le cerveau qu’il manque à BOD27.

Eddy Staff leva les yeux vers son collègue, gagné à la fois par l’étonnement et la crainte. Le regard brillait de façon alarmante. Il avait toujours eu une certaine méfiance pour ces fanatiques de l’ordinateur, dont la raison vacillait parfois au rythme des oscillations de l’écran auquel ils étaient enchaînés.

    - Hein qu’il est mignon ! s’exclama Cairne d’une voix fébrile. Il l’a fait ! Il l’a réalisé ! ajouta t-il serrant les poings.

    - De quoi veux-tu parler ?

    - Ce point rouge qui bat comme un petit cœur est la plus prodigieuse invention du professeur Aldy.

Il s’essuya le front d’un geste machinal.

    - Attends, je vais essayer de t’expliquer !

    - Je t’écoute !

    - Il y a près de trente ans bientôt, Aldy a introduit dans la Toile une créature qui n’avait pas plus de fonctions qu’un tamagushi. Il a conçu un être virtuel, programmé pour régénérer automatiquement ses composants, tout seul, sans aucune intervention extérieure. Tu te demandes bien comment il a pu réaliser cette prouesse, hein ?

Chapitre 5 (suite)

 

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