Une araignée dans la Toile


Chapitre 1 (suite)




Monopolisant les circuits du savoir, il ne lui fallut qu’une seule année pour maîtriser le niveau un dans sa globalité. Les deux années qui suivirent, on sollicita davantage sa créativité. Il eut un nouveau guide, chargé de titiller son inspiration.

Pour l’exercice d’expression libre, il entrait dans un atelier, était placé devant un grand tableau vierge et devait barbouiller, à l’aide d’outils sophistiqués, ce que l’inspiration lui dictait. En général, l’inspiration lui suggérait des oeuvres inharmonieuses dont il était le premier à interroger la pertinence. Bien qu’elles n’avaient rien d‘ingénieux, sinon une vague ressemblance avec les compositions dignes d'un subventionnement, ses oeuvres d’art furent affichées dans une galerie.

Il eut un apprentissage similaire en matière de sculpture. Mais cette fois les oeuvres qu’il conçut obtinrent un franc succès, notamment auprès de sa mère privilégiée, à qui il aimait tant les offrir. On lui avait enseigné que le contenu inépuisable des sacs de graines, posés dans le jardin, pouvait servir à sculpter d’énormes cœurs en pois chiches ou en graines de maïs, que les mères adoraient se voir offrir lors de la fête qui leur était consacrée. En effet, le jour où il ramena son premier cœur en pois chiches à la maison, sa mère lui lança un regard inhabituel, puis d’un ton inhabituel, elle l’appela:

Mon chéri !

avant de le serrer d’une manière vraiment inhabituelle dans ses bras. Il ressentit alors tous les critères de ce qui devait être une sensation agréable, selon les termes appris dans l’exercice où son jeune guide s’était éraillé la voix à lui répéter:

Non ce n’est pas ça ! Non, ce n’est pas ça ! Non, ce n’est pas ça !




Souhaitant renouveler l’expérience, il sculpta aussitôt un nouveau cœur, puis un troisième, puis un quatrième, jusqu’à e qu’il entendît :

- C’est bien ! Mais il faudrait changer un peu maintenant !

Alors Jon.W changea, et plutôt que de sculpter des cœurs avec des pois chiches, il sculpta des cœurs avec des graines de maïs. Ce qui laissa ses parents privilégiés perplexes et pantois d’émotion.

L’apprentissage de la créativité était passionnant. Mais Jon.W manquait cruellement d’imagination. Il était incapable de concevoir le moindre élément novateur. Il pouvait certes reproduire scrupuleusement, avec un mimétisme parfait, ce qui lui était enseigné. Mais jamais il ne mit dans ses oeuvres le moindre soupçon d’originalité, la moindre fioriture pouvant émaner d’un esprit imaginatif. Il savait copier, mais ne savait pas créer. Au début, on ne s’en inquiéta guère. Mais comme le problème persistait, malgré les efforts fournis pour stimuler son imaginaire, on consulta un psychologue. Celui-ci constata une adynamie créative, sans doute due à l’existence spartiate qu’il avait connue dans la période post-utérine. Selon son diagnostic, il fallait attendre et continuer à le stimuler. Ce qui n’eut aucun effet. Un autre psychologue incrimina l’absence de  parents privilégiés, avant un stade de conception déjà fort avancé. Il conseilla également d’attendre et continuer à le stimuler. Ce qui n’eut toujours aucun effet. Enfin un dernier psychologue arbitra en lâchant un seul mot, que Jon.W avait entendu chuchoter une fois et qu’il allait entendre une bonne partie de son existence sans en comprendre la signification:

spécial.

Cependant, le psychologue n’eut d’autre conseil à donner que d’attendre et stimuler l’imaginaire.




Quand il rentra chez lui, entre les interminables bras de ses parents privilégiés, Jon.W osa leur demander la signification du mot  spécial.

En guise de réponse, ils posèrent devant lui une mécanique étrange, qui se tenait à quatre pattes et remuait horizontalement un tube à hauteur du dos.

    - Tu vois, lui aussi il est spécial !

C’était la première fois que Jon.W voyait un chien, un vrai chien, en fer et en vis, capable d’affection, d’une indéfectible affection. Le chien abandonna l’os qu’il couvait entre ses crocs en grognant, courut vers lui d’un pas saccadé et, après un véritable effort humain, il lui souleva le bras avec le museau, en quête d’une caresse.

Jon.W s’en éloigna avec méfiance, ce qui obligea le chien à un nouvel effort pour le rejoindre. Pendant ce temps, ses parents privilégiés ne tarissaient pas d’éloges à propos de leur acquisition, pensant que les deux compagnons faisaient connaissance. Ils trouvaient le chien magnifique et amusant. Inclinant la tête à droite, puis à gauche, en souriant, ils semblaient heureux de l’avoir offert à Jon.W. Celui-ci se demandait pourquoi on l’avait gratifié de cet encombrant cadeau, ignorant que c’est souvent avec de tels leurres que beaucoup de parents se débarrassent de leurs tortueux dilemmes. Jon.W s’en éloigna de nouveau, obligeant le chien à un nouvel effort, et il en fut ainsi jusqu’à ce que le chien s’épuisât, écartât les jambes pour s’effondrer lamentablement.

Jon.W entendit ses parents murmurer d’un ton grave :

    - On avait pourtant commandé un lévrier, pas un basset !

Jon.W regarda la bête avachie sur le sol. Les yeux ne clignotaient plus et le tube, vissé sur le bas du dos, avait cessé de remuer horizontalement. Soudain, il vit les deux créatures gigantesques se pencher vers lui et demander :

    - Quel nom voudrais-tu lui donner ?

Il fallait donner un nom à la bête ? Il ignorait bien entendu quel nom lui donner. Mais finalement cela n’eut aucune importance car ses parents privilégiés avaient coutume de résoudre les problèmes sans son aide.

Après un long moment de réflexion, où les propositions fusaient à voix hautes, il lui annoncèrent fièrement que le chien s’appellerait Wouaf sans extension. Bien entendu, ils guettèrent son assentiment émerveillé. Jon.W leva les yeux vers ses gigantesques parents privilégiés et leur dit :

    - Qu’est-ce que ça veut dire spécial ?

Il recueillit le silence de l’un, l’agacement de l’autre et finalement une petite phrase généralement donnée en pâture aux enfants trop curieux :

    - Tu comprendras quand tu seras grand !

Alors, il observa ses parents privilégiés du bas jusqu’en haut, dans toute leur énormité, puis il s’enfuit en courant, loin de la demeure.




Jon.W fonça droit devant lui et s’arrêta net devant une bâtisse abandonnée à un angle du terrain sans relief, une construction inachevée dont la toiture flottait dans les airs et ne tenait à rien. C’était bien la première fois qu’il voyait un tel édifice, au toit posé sur le néant. Non pas que le faîtage en suspens l’étonnait -on avait coutume de voir toutes sortes d’objets planer dans le Webworld- mais cet empilement du sommet vers la racine avait quelque chose d’illogique, de non conforme au traditionnel empilement de la racine vers le sommet. Il s’approcha du seul muret à peine échafaudé, considéra l’amoncellement de briques multicolores. Il en toucha une du bout des doigts, mais celle-ci, particulièrement légère, chut.

Jon.W s’en étonna car sa propre maison avait des murs inébranlables. Très respectueux des constructions édifiées dans le Webworld, il prit la brique et la replaça sur le muret. Toutefois, sa curiosité le poussa à renouveler l’expérience et une autre brique tomba, bien qu’il l’eût à peine effleurée. Il en poussa une autre, puis une autre. Les briques choyaient avec une facilité déconcertante. Jon.W se dit que peut-être cela venait du fait qu’il fut  spécial. Mais qu’avait-il donc de spécial? Il avait pourtant les mêmes caractéristiques que les autres enfants du Webworld. Il leur ressemblait même en tous points physiquement, puisque le même moule avait été utilisé pour la conception, le trait étant sommaire à l’époque. Certes, il résistait mieux aux virus et sa mémoire n’arrivait jamais à saturation comme certains, qui refusaient les barrettes supplémentaires en prétextant qu’ils ne voulaient pas ressembler aux filles. Mais était-ce une raison pour être qualifié de spécial ?

Ce mot résonnait avec agacement dans sa tête. Soudain, sans motif, il donna un grand coup de pied dans le mur. Et le mur s’écroula. Il fut étonné de sa faculté à détruire, en une fraction de secondes, ce qu’il avait fallu plusieurs fractions de secondes à construire. Troublé, il empila les briques une à une et reconstruisit le muret. Puis, il resta un long moment interrogatif devant son oeuvre. Quelque chose avait été modifié dans le concept global. Le mur n’était plus le même. L’harmonie des couleurs avait disparu. Il avait changé l’emplacement des briques, malgré lui. Malgré lui, il avait conçu un assemblage nouveau. Et l’œuvre parvenait à tenir debout, nonobstant cette modification. Il était possible de créer un nouveau muret, en remplaçant juste les couleurs. Alors, Jon.W donna un autre coup de pied dans le muret qui s’effondra. Il voulait répéter l’expérience, car il voulait être sûr qu’il était bien à l’origine de cette modification. Il passa ainsi de longues fractions de secondes à détruire et reconstruire en alternance le muret, jusqu’à être convaincu de son intervention sur le bouleversement de l’œuvre.




Puis il rentra chez lui, réitéra l’essai sur les cubes que ses parents privilégiés avaient mis vainement à sa disposition jusque-là, pour développer sa créativité. Et il s’aperçut avec émerveillement que les cubes de couleurs, qu’il avait toujours empilés d’une seule manière, pouvaient tenir verticalement même emboîtés à l’envers. Puis il donna un grand coup de pied dans la pile, avant de la reconstituer.

Cette fois ce fut son père privilégié qui l’étreignit en murmurant

Mon chéri !

d’un ton inhabituel. Jon.W en conclut qu’il appréciait autant les enchevêtrements de cubes que sa mère adorait les cœurs en pois chiches et en graines de maïs.

Chapitre 2

 

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