Une araignée dans la Toile


Chapitre 3 (suite)



Quand il eut l’âge des premières ivresses, Jon.W les découvrit sous deux formes primaires : la vitesse et l’amour. De taille à atteindre les pédales, il apprit à conduire une moto, puis une voiture. Une vraie voiture. Très différente du véhicule aux contours grossiers qu’il avait piloté dans sa prime enfance. Il pouvait s’installer au volant, passer les vitesses, accélérer, décélérer, heurter une balise, revenir sur le circuit, tomber dans un ravin. Et choisir de nouveau un autre véhicule et un autre circuit, pour réitérer l’expérience. Dans le Webworld, il y avait autant de routes que de conducteurs. On croisait rarement des véhicules en sens inverse et, à moins d’avoir un partenaire avec qui engager une course, on ne se bousculait guère sur l’autoroute.

La moto, elle, l’emmenait vers des reliefs sablonneux, escarpés, accidentés, dans des paysages sauvages et silencieux, où seul le vrombissement de la machine lui tenait compagnie. Ed.Net parfois l’accompagnait car il préférait la moto à la voiture. Ils partaient ensemble pour de longues randonnées à travers des paysages volcaniques et quand ils revenaient, ils ne manquaient pas de garer leur machine à l’entrée d’un cybercafé où Ed.Net, le casque fièrement calé sous le bras, tenait à tout prix à boire un verre.

Plus jeune et plus réservé, Jon.W le suivait en ronchonnant, un peu contraint par leur indéfectible amitié.

    - T’inquiète ! On risque pas d‘être bourré! Lui dit un jour Ed.Net.

Jon.W l’eût bien interrogé sur la signification du mot bourré, mais sachant qu’il lassait son ami avec ses sempiternelles questions, il se tut.

    - Toujours autant de nanas ici ! Ajouta Ed.Net en poussant la porte du bar.

C’était là qu’ils devaient découvrir ensemble l’autre ivresse, le grand frisson de l’amour, que Ed.Net semblait chercher désespérément. Le grand frisson tardait à venir car le Webworld, dans son ensemble, manquait cruellement d’éléments féminins. Il y avait, certes, des apparences féminines mais elles dissimulaient, la plupart du temps de bien mauvaises surprises. Ed.Net lui avait raconté comment il s’était amouraché d’une jeune fille, qu’il avait pourtant dénichée batifolant sur les hauteurs d’un site typiquement féminin. Il avait échangé de longs courriers avec elle, avant de découvrir, au moment ultime, que la jeune fille était rebelle aux meilleures formules épilatoires et que sa voix était plutôt celle du basson que celle de la flûte.




Les femmes semblaient fuir le Webworld, un univers dépourvu de la sincérité si chère à la sensibilité féminine. A moins que leur tempérament, expert en artifices, n’entendait rien au maquillage de la virtualité ou ne s’accommodait pas de la rivalité du Webworld.

Ed.Net pestait contre cet état de fait et répétait sans cesse que, à ce rythme là, il n’était pas prêt de s’envoyer en l’air, de sauter une nana.

Jon.W se demandait pourquoi Ed.Net tenait tant, au moment crucial où il rencontrerait enfin l’élue de son cœur, à rebondir dans les airs ou jouer à saute-mouton, au risque d’écraser sa partenaire. Comme il avait appris à relever les défis de l’ignorance, il conseilla cordialement à son compère de l’aborder avec un peu moins de brutalité.

Ed.Net le toisa longuement avant de lui répondre d’un ton très serein et très poli :

    - Écoute Jon. Il y a des moment, je ne comprends vraiment pas comment un type aussi doué que toi peut être aussi... naïf. Tu devrais faire le tour de ton église de temps en temps!

    - Quelle église ?

Ed.Net lâcha un long râle dépité.

    - Oh rien, laisse tomber, c’est une expression. Tu as déjà été sur les sites... les sites encanaillés ?

    - Encanaillés ?

    - Oui ! soupira Ed.Net. Les sites de fesses!

Jon.W avait déjà entendu ce mot dans la chambre du niveau trois. Il savait qu’il s’agissait là de caractères gras, en rapport avec la Forteresse.

    - Je n’ai pas le droit, c’est interdit !

    - Interdit ! Les interdits, c’est fait pour être contournés idiot, on ne t’a jamais appris ça ?

Il siffla son verre d’une seule traite.

    - Et tu ne devines pas ce qu’il pourrait y avoir dedans ?

    - Si ! C’est l’antre du Stupre et de la Fornication !

A vrai dire Jon.W n’avait jamais fondamentalement saisi le sens de ces termes. Dans son esprit, le Stupre et la Fornication formaient un couple indissociable de têtes couronnées, dans un royaume mythique, aux confins des récits dont la narration débutait par «il était une fois».

    - Ah d’accord ! Je vois que tu as reçu une bonne éducation. Un conseil : va voir ! Juste par curiosité. Il y a des accès libres !

Jon.W était un enfant sage d’ordinaire. A l’instar des enfants nés dans le Webworld, il était même un bambin plutôt parfait, qui savait être inerte ou jovial sur commande. Ce fut sans doute la curiosité qui expliqua chez lui un tel désir de suivre les conseils d’Ed.Net

Jon.W osa se rendre dans la Forteresse, mais contrairement aux nombreux curieux qui escaladaient le mur d’enceinte en se défendant bien de fréquenter ces endroits dépravés, il frappa à la lourde porte d’entrée.




Il fut accueilli par une créature aux reliefs généreux, notamment entre les bras qui en étaient écartelés de bonheur.

La créature lui balaya la joue d’un battement de cils, lui chatouilla le menton du bout du doigt et lui murmura à l’oreille :

    - Alors, mon mignon ! Pou pou pidou... On a l’âge d’insérer....?

Elle ferma la porte, se retourna, tortilla la face postérieure, juste sous les hanches, où il y avait également des reliefs imposants, et ajouta, d’une voix délicieuse :

    - ... la bleucard bien sûr !

Elle éclata de rire, montrant de grandes dents bien blanches et bien alignées.

Comme il la regardait interloqué, elle ajouta d’un ton plus sec :

    - Bon, je vois !...Je te préviens, sans la bleucard, ce sera le programme minimum... Tourne à gauche et entre là !

Il suivit la direction que lui indiquait le doigt, poussa un lourd portail et se retrouva devant un alignement de box vitrés. Il s’arrêta face au premier. Il y eut une soudaine animation qui lui rappela ses expérience cinéphiles. Sur un lit étroit, était allongée Bez.Com, comme l’indiquait l’étiquette collée en bas de la paroi frontale. Elle avait d’étonnants reliefs elle aussi. En l’apercevant, elle s’était mise à gigoter. Jon.W l’observa avec intérêt, se demandant pourquoi elle ne portait pas d’habits et pourquoi elle poussait des cris rauques en caressant ses reliefs et son entrejambes largement ouvert. Mais il se demanda surtout pourquoi elle répétait sans cesse, en le fixant droit dans les yeux :

    - Oh oui ! Mets-la moi ! Mets-la moi !

Alors, il lui demanda gentiment ce qu’elle souhaitait qu’il lui mît. Mais elle semblait ne pas l’entendre et continuait à ressasser :

    - Mets-la moi !

D’un naturel serviable, il voulut impérativement satisfaire ses désirs, mais il lui fallait avant tout connaître le fondement de la requête. Alors il chercha comment ouvrir la porte. Il n’y en avait pas. Le box était inaccessible. Et lorsqu’il pria Bez.Com de lui indiquer comment entrer, celle-ci sembla l’ignorer, continuant à geindre.




Il comprit, en apercevant le minuscule trou en forme de serrure, soigneusement dissimulé, qu’il ne pourrait entrer car il n’avait pas la clef d’accès. C’était un lieu protégé. En désespoir de cause, il alla jusqu’au box voisin où une autre créature aux reliefs démesurés commença elle aussi à se tortiller. Elle se nommait Fel.Com. et semblait également avoir perdu ses vêtements. Fel.Com était surprenante car elle se tenait dans la même position que Wouaf sans extension, sauf qu’elle n’agitait pas de tube à l’arrière du tronc. La langue pendante, le souffle court, elle alla ronger un os longiligne, semblable à ces objets tantôt courts et flasques, tantôt longs et raides que Jon.W avait vus dans les films européens, et qui ici sortait d’un trou creusé dans le mur. Elle s’amusait à l’attraper, à le happer avec la bouche, comme si elle eût cherché à le déterrer de l’endroit où il était dissimulé, pour le garder précautionneusement entre ses pattes.




Elle geignait elle aussi et relevait parfois la tête en répétant :

    - C’est bon ! Oui, c’est bon !

Et Jon.W devina que l’os en question, réclamé avec insistance, devait être extrêmement savoureux. Au box suivant Ruth.Com l’attendait. Ses doigts jouaient avec une baguette qui devait probablement être un succédané de l’os dont elle semblait privée.

Ses reliefs, sollicités par les courants d’air, sortaient entièrement par les orifices taillés dans son vêtement noir, de texture brillante. Il remarqua qu’elle avait un défaut de conception. Les lèvres avaient été exagérément grossies et leur mouvement s’orientait vers le bas, ce qui était absurde car les habitants du Webworld avait toujours les lèvres tournées dans le sens du sourire :-) lorsqu’ils contactaient un nouvel interlocuteur.

Jon.W se dit qu’il s’était sans doute trompé d’endroit car tout au long du couloir, qu’il traversa à pas pressés, il vit le même type de scènes se reproduire, avec un même désir pressant de ronger un os, autant sur la droite que sur la gauche.

Par ailleurs, si la Fornication était présente, sous de multiples visages, en revanche, il ne trouva aucune trace du Stupre, ce qui fut loin de satisfaire son insatiable curiosité.




Il rebroussa chemin, poussa le portail, se retrouva nez à nez avec la créature qui gardait le guichet à l’entrée. Elle écarquilla les yeux et lui dit avec étonnement :

    - Déjà ? Pouhhh... Tu as vite fait toi !

Puis elle se pencha, approcha ses reliefs pulpeux du visage de Jon.W et susurra :

    - A moins que tu ne sois déçu ! Pou pou pidou....

Il hocha la tête.

    - Ah ça, je t’avais prévenu : sans la bleucard c’est le programme minimum. Il faut revenir un peu mieux armé mon bonhomme ! Mais à propos, qu’est-ce que tu cherches exactement ?

    - Je voudrais me marier !

Elle resta un long moment bouche bée.

    - Alors là, toi, tu es vraiment spécial ! Pouhhh...

Elle lui prit le bras et l’entraîna vers la sortie.

    - Tu t’es trompé de boutique. Lara a horreur qu’on se fiche d’elle ! Va plaisanter ailleurs, ici c’est un établissement sérieux.

Elle le bouscula rudement vers l’extérieur. La porte se referma dans un grand fracas. Quelques curieux perchés sur le mur d’enceinte en profitèrent pour choir.

Jon.W marcha penaud, droit devant lui, cherchant une bâtisse en construction devant laquelle il pourrait s’oublier, comme il le faisait chaque fois qu’on lui répétait qu’il était spécial. Mais, à moins d’aller à l’autre bout du Webworld, il n’y en avait quasiment plus. Un moment, il s’arrêta devant un message qui avait échoué près d’un lampadaire. Parfois, en marchant dans les rues, on voyait filer à vive allure des messages en forme de hiéroglyphes, dont on pouvait à peine saisir le sens tant ils étaient furtifs, messages qui ne tombaient dans aucune boîte aux lettres. De tels aléas faisaient partie des ratés du Webworld. Au même titre que les ectoplasmes de messages, ces masses insondables qui furetaient par endroit, venaient se perdre dans la Cité et disparaissaient aussitôt.

    - Encore un qui a perdu la raison à force de naviguer ! disait-on, en voix off.

    - A moins que ce ne soit sa crédulité ! ajoutait-on, également en voix off.

    - Je dirais plutôt sa crédibilité en la circonstance ! concluait-on, toujours en voix off.

Jon.W avait compris que ces masses insondables, telle la raison, la crédulité ou la crédibilité, étaient des entités abstraites n’ayant aucune contrepartie dans le Webworld.

Mais là, en l’occurrence, il s’agissait d’un simple hiéroglyphe égaré. Jon.W le ramassa. Il avait été envoyé par Lna.Fr. C’était une pièce jointe, détachée du message initial. Il était impossible de lire le contenu du texte sans effectuer une traduction préalable. D’ailleurs, il se moquait éperdument du contenu. Son honnêteté l’avait conduit à ramasser le message pour le retourner à l’expéditeur, comme l’exigeait la nétiquette. Ce qu’il fit en l’accompagnant d’un mot :



De : Jon.W A : Lna.fr

Objet : Re : Tr. [xfz] n°7645l
  


    Je vous retourne le message que vous avez égaré. Rassurez-vous je ne l'ai pas lu. Vous souhaitant bonne réception.  Jon.W


----- Original Message -----

From: Lna.fr <lna.fr@personnal.fr>

To: Privacy<privacy@privacy.com>

Sent: Mon, 17 July not certified year 4:00 PM +0700

Subject: Re: None

> Your message : encrypted

> did not reach the following recipient(s): The recipient name is not recognized

> The MTS-ID of the original message is: c=US;a= ;p=Alabama NET Ex;l=INIPETRUK000717102637R4XC26 MSEXCH:IMS: Alabama NE Exchange:Alabexchange.com:INIPETRUK 0 (000C05A6) Unknown Recipient
  



En général, aucune réponse ne suivait ce type d’envoi. Cette fois, il en reçu une. Une réponse très sommaire, dans le dialecte universel du Webworld, dont le contenu était le suivant :



De : Lna.fr A : Jon.W

Objet : Re :  [xfz] n°7645l
  


        Vous auriez dû le lire. Lna

    

----- Original Message -----

From: Jon.W <jon.w@webworld.com>

To: Lna.Fr<lna.fr@personnal.fr>

Sent: Mon, 17July not certified year, not certified hour.

Subject: Re:

> Je vous retourne le message que vous avez égaré. Rassurez-vous je ne l'ai pas

> lu. Vous souhaitant bonne réception.  Jon.W
  



Ce fut le prélude d’un long échange de courrier entre Jon.W et Lna.Fr

Chapitre 4

 

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