Une araignée dans la Toile


Chapitre 7 (suite)



Christian David Rom bouillait d’impatience. Il piétinait devant l’écran et n’arrivait pas à comprendre pourquoi le Président accordait si peu d’importance à ses propos. Il commençait à mettre sérieusement en doute l’équilibre ou la perspicacité de son vis-à-vis. Devant un parterre d’auditeurs bouche bée, suspendus à l’apparition de Wenjob, la voix poursuivait :

    - Notre société s’efforce de répondre aux aspirations du mouvement créatif et humaniste, qui ont conduit à une société de bien-vivre et de bien-être. Le bien-vivre dans l’épanouissement familial, professionnel et social. Le bien-être dans l’épanouissement individuel.

    - Eddy Staff est interné ! s’éleva Christian David Rom, malgré qu’il eût été convié au silence.

Le Président dressa les yeux vers lui d’un air distrait.

    - Ah oui ? Et pourquoi donc ?

    - On l’ignore. Mais Staff ou Cairne, ou les deux, ont réussi le transfert de l’hybride à l’intérieur d’un robot. Ce robot est devenu....

A ce moment précis, les courbes disparurent brusquement et la musique s’arrêta net. Une nouvelle image occupa l’écran, l’image tant attendue par la planète. On découvrit enfin qui se cachait derrière la voix.

    - Jon Web ! chuchota le Président avec fatalisme.




Adossé à un immense planisphère, Jon Web était assis derrière un bureau d’où il s’exprimait solennellement, à la façon d’un chef d’Etat.

Il y eut des clameurs de stupéfaction dans la pièce. Et tous les visages se tournèrent vers le plus haut personnage de l’état.

Wenjob n’était autre que l’un de ses conseillers particuliers. Le Président avait été proprement berné. Il était ridiculisé à la face du globe et passait pour le dernier des crétins. On s’attendait à ce qu’il bondît, sombrât dans une violente colère, émît quelques jurons. Il n’en fut rien.

    - Wenjob est simplement l’anagramme de Jon Web ! s’écria Christian David Rom.

Impassible, le Président continuait à fixer l’écran où l’orateur poursuivait son discours. Il semblait admiratif, envoûté presque. Le pouvoir dont jouissait Jon Web sans aucun doute le fascinait. En le prenant pour l’un de ses plus proches conseillers, il avait été mystifié, il le savait. Jon Web était un terrible mystificateur. Mais pouvait-on le lui reprocher ? Il avait vécu dans le Webworld, un univers de mystification. Il avait été nourri de toutes les composantes du réseau, y compris les plus crapuleuses. Jon Web renvoyait à la figure du monde toutes les faiblesses de la virtualité, tous les artifices de la net-illusion. Mais le Président l’admirait moins pour sa canaillerie que pour le talent immense avec lequel il s’était arrogé le pouvoir, sans même un coup d’état, sans même une révolution.

    - Cet univers tient à bien peu de choses, expliquait Jon Web magistralement. De tous temps, le malheur des peuples est venu d’un maître-mot : pouvoir. Qui n’a pas rêvé  du pouvoir, du pouvoir monarchique, du pouvoir financier, du pouvoir discrétionnaire, du pouvoir spirituel. Qui n’a pas rêvé de prendre le pouvoir, de l’exercer ou d’en abuser. Aujourd’hui le pouvoir a un synonyme qui est à son tour devenu maître-mot : communication. La communication permet d’accéder au savoir qui est un tremplin vers le pouvoir. Ainsi, le pouvoir est suspendu à la communication.

    - On ne l’a toujours pas localisé, monsieur le Président !

    - Évidemment ! soupira t-il. Le visage enfonçait lourdement le bras sur lequel il était appuyé, et disparaissait peu à peu derrière l’écran.

    - Monsieur le Président, le secoua Christian David Rom. C’est tout à fait normal qu’on ne puisse pas le localiser. Le génome qui contient les informations de base, concernant Jon Web, a été dupliqué en milliers d’exemplaires. Ils ont constitué des réseaux complexes qui évoluent seuls, de façon autonome. Cette intelligence hybride vit dans le virtuel, en connexion permanente avec les ordinateurs. Les systèmes recréés sont résistants aux pannes, aux déconnexions, aux problèmes informatiques les plus divers, car ils sont extrêmement redondants. Par contre Jon Web, lui, peut couper tous les ordinateurs de la terre en même temps.

    - Taisez-vous monsieur Rom ! marmonna le Président d’une voix affligée.

    - Imaginons, continuait Jon Web, que ce pouvoir fugace, suspendu à la communication, disparaisse. L’univers, et chaque individu, serait confronté à une monstruosité sans pareille : l’incommunicabilité. Le silence. La solitude. Être seul au milieu du silence. Être seul après un cataclysme qui a englouti tous les repères de la communication. C’est inimaginable, n’est-ce pas ?

Jon Web se tut. Il semblait visiblement affecté.

    - Mon oeuvre est accomplie désormais, reprit-il. Le mouvement est en marche. Chacun tirera les conclusions qu’il souhaite de la formidable expérience que nous avons partagée ensemble. Permettez-moi mesdames, messieurs, de prendre congé à présent.

Devant une assistance planétaire ébahie, Jon Web se leva, abandonna le champ de la caméra, laissa derrière lui un bureau vide et une immense mappemonde murale qui commençait à s’effriter, à partir en lambeaux. L’écran fut tout à coup brouillé, avant de s’assombrir complètement.




Mu par un réflexe machinal, le Président poussa la souris dans un sens, puis dans l’autre. Mais l’ordinateur ne répondait plus.

Dans les secondes qui suivirent, les écrans du monde entier prirent alternativement le deuil.

Avant que son ordinateur ne s’éteignit, Héléna Ramos reçut un message lui disant juste:

à bientôt

Elle alla s’allonger sur le lit de sa chambre d’hôtel, ferma les yeux et dansa toute la nuit, tendrement enlacée.

La terre plongeait progressivement dans la pénombre. Tous les mécanismes assujettis à l’informatique cessèrent de fonctionner les uns après les autres.

L’ordinateur et la Toile étaient devenus des éléments de la civilisation moderne tellement prépondérants, qu’altérer les circuits informatiques ne pouvait que conduire à un bug phénoménal. Le grand bug, tant redouté au matin du nouveau millénaire, se déclarait maintenant.

La majeure partie des ponts de communication, gérés par les systèmes numériques, avaient été coupés. De monstrueux embouteillages et des accidents en cascades se produisirent, du fait d’une signalisation soudain déficiente. Le désordre fut accentué par l’arrêt de certains véhicules, dotés d’une mémoire virtuelle, qui s’immobilisaient en plein milieu de la chaussée, sans prévenir.



La panique gagnait les rues, engendrait des bousculades mortelles. Les services de secours, débordés autant que désorientés, étaient inaptes à intervenir.

Les hôpitaux, insuffisamment équipés de groupes électrogènes, durent affronter une multitude de problèmes inhérents à l’utilisation d’un matériel pointu et à un manque de personnel formé aux anciennes méthodes.

On ne comptait plus les ascenseurs et les parkings bloqués, les immeubles au digicode défaillant, les coupures de gaz , d’électricité, d’eau qui entraînaient les situations les plus dramatiques.



Les systèmes d’aiguillages informatisés des trains, soudain défaillants, provoquaient des déraillements en série. Dans les airs la débandade n’était pas en reste.

Les entreprises, grosses consommatrices d’octects, purent soudain entendre les mouches voler au coeur de leurs locaux.

Les enseignes des magasins s’éteignaient une à une, tandis qu’à l’intérieur, le silence et l’obscurité généraient une cohue indescriptible. Aux scènes de paniques succédèrent des scènes de pillages et de meurtres. Chacun voulait se préserver de cette apocalypse inopinée en se barricadant à domicile avec les vivres de première nécessité.

Mais le plus grave fut effectivement l’absence de communication. Il était impossible de rassurer la population, de mettre en place des plans de secours, de les coordonner, de les gérer.

Sentant venir sa fin, Le Monde se figea. Devant lui s’installait la plus effroyable des nuits. Jamais il n’avait vu un tel assaut, submergeant les quatre coins de la planète. Alors, bousculé, renversé, il se mit à filer droit devant lui. Les boutiques, les rues, les habitants disparaissaient, broyés par le néant qui attaquait de toutes parts.

Terrorisé, Le Monde, ne sachant plus comment tourner, se laissa choir sur le sol.



Et il se replia sur lui-même, comme il l’avait fait aux pires moments de l’obscurantisme...

.... A l’origine, il y eut un Hameau. Un Hameau constitué de trois habitations rudimentaires, taillées en cube et plantées sur un terrain sans relief ni végétation, dans un décor aux tons criards, presque fluorescents....

FIN


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