Adossé à un immense planisphère, Jon Web était assis derrière un bureau d’où il s’exprimait solennellement, à la façon d’un chef d’Etat.
Il y eut des clameurs de stupéfaction dans la pièce. Et tous les visages se tournèrent vers le plus haut personnage de l’état.
Wenjob n’était autre que l’un de ses conseillers particuliers. Le Président avait été proprement berné. Il était ridiculisé à la face du globe et passait pour le dernier des crétins. On s’attendait à ce qu’il bondît, sombrât dans une violente colère, émît quelques jurons. Il n’en fut rien.
- Wenjob est simplement l’anagramme de Jon Web ! s’écria Christian David Rom.
Impassible, le Président continuait à fixer l’écran où l’orateur poursuivait son discours. Il semblait admiratif, envoûté presque. Le pouvoir dont jouissait Jon Web sans aucun doute le fascinait. En le prenant pour l’un de ses plus proches conseillers, il avait été mystifié, il le savait. Jon Web était un terrible mystificateur. Mais pouvait-on le lui reprocher ? Il avait vécu dans le Webworld, un univers de mystification. Il avait été nourri de toutes les composantes du réseau, y compris les plus crapuleuses. Jon Web renvoyait à la figure du monde toutes les faiblesses de la virtualité, tous les artifices de la net-illusion. Mais le Président l’admirait moins pour sa canaillerie que pour le talent immense avec lequel il s’était arrogé le pouvoir, sans même un coup d’état, sans même une révolution.
- Cet univers tient à bien peu de choses, expliquait Jon Web magistralement. De tous temps, le malheur des peuples est venu d’un maître-mot : pouvoir. Qui n’a pas rêvé du pouvoir, du pouvoir monarchique, du pouvoir financier, du pouvoir discrétionnaire, du pouvoir spirituel. Qui n’a pas rêvé de prendre le pouvoir, de l’exercer ou d’en abuser. Aujourd’hui le pouvoir a un synonyme qui est à son tour devenu maître-mot : communication. La communication permet d’accéder au savoir qui est un tremplin vers le pouvoir. Ainsi, le pouvoir est suspendu à la communication.
- On ne l’a toujours pas localisé, monsieur le Président !
- Évidemment ! soupira t-il. Le visage enfonçait lourdement le bras sur lequel il était appuyé, et disparaissait peu à peu derrière l’écran.
- Monsieur le Président, le secoua Christian David Rom. C’est tout à fait normal qu’on ne puisse pas le localiser. Le génome qui contient les informations de base, concernant Jon Web, a été dupliqué en milliers d’exemplaires. Ils ont constitué des réseaux complexes qui évoluent seuls, de façon autonome. Cette intelligence hybride vit dans le virtuel, en connexion permanente avec les ordinateurs. Les systèmes recréés sont résistants aux pannes, aux déconnexions, aux problèmes informatiques les plus divers, car ils sont extrêmement redondants. Par contre Jon Web, lui, peut couper tous les ordinateurs de la terre en même temps.
- Taisez-vous monsieur Rom ! marmonna le Président d’une voix affligée.
- Imaginons, continuait Jon Web, que ce pouvoir fugace, suspendu à la communication, disparaisse. L’univers, et chaque individu, serait confronté à une monstruosité sans pareille : l’incommunicabilité. Le silence. La solitude. Être seul au milieu du silence. Être seul après un cataclysme qui a englouti tous les repères de la communication. C’est inimaginable, n’est-ce pas ?
Jon Web se tut. Il semblait visiblement affecté.
- Mon oeuvre est accomplie désormais, reprit-il. Le mouvement est en marche. Chacun tirera les conclusions qu’il souhaite de la formidable expérience que nous avons partagée ensemble. Permettez-moi mesdames, messieurs, de prendre congé à présent.
Devant une assistance planétaire ébahie, Jon Web se leva, abandonna le champ de la caméra, laissa derrière lui un bureau vide et une immense mappemonde murale qui commençait à s’effriter, à partir en lambeaux. L’écran fut tout à coup brouillé, avant de s’assombrir complètement.