Cairne et le Grand Secret


Chapitre 6 (suite)



Marie était assise près de Cairne et tenait un bloc-notes et un crayon. Ils avaient réussi à mettre au point leur alphabet. Mais la communication était fastidieuse. Chaque mot réclamait une somme d'efforts incroyables, d'autant qu'il commettait des erreurs, inapte à tenir le rythme dans cette gymnastique des paupières.

Marie déchiffra le texte un long moment, en silence.

- Je peux te lire....

Elle posa le bloc-notes et le crayon sur le chevet.

- ... mais je ne peux pas te répondre. Tu me demandes si tu vas guérir. Je l'ignore.

Elle posa la main sur son bras.

- Ce que je peux te dire, c'est que rien n'est irréversible. Tu l'as prouvé toi-même. Tu as suffisamment de force en toi pour surmonter cette épreuve...

Cairne cligna des yeux une fois.

- Tu as fait d'énormes progrès. Tu sais Tom, quand tu es arrivé ici, personne ne pensait que tu allais survivre.

Il battit des paupières rapidement.

- Attends, je vais noter!

Elle reprit le carnet et le crayon, compta les clignements de paupières. Au bout d'un long moment elle put lire :

- Légume.

Cairne baissa deux fois les paupières. Marie détourna la tête.

- Tu redoutes de rester... immobile pour toujours? Comment peux-tu l'affirmer? Les médecins eux-mêmes n'en savent rien.

Il se remit à battre des paupières rapidement. Marie prit des notes.

- Staff ? Ton ami Eddy Staff? Non, c'est impossible. Il ne t'aurait jamais dit ça. Tu as dû mal interpréter ses propos. D'abord, il n'en sait rien, et ensuite, il n'est pas du genre à commettre une telle indélicatesse. C'est ton ami. Il prend soin de toi. Tu n'apprécies pas de partager les repas avec lui?

Cairne cligna des yeux une fois. Marie s'interrogea. Puis elle songea à la réaction de certains malades qui, à force de vivre en vase clos, formulaient constamment des exigences. Ils en devenaient égoïstes, grincheux, capricieux, harcelant le personnel hospitalier, critiquant les soins, les repas, les intervenants. Ils finissaient par s'acharner sur leurs proches, les décourageaient de leur rendre visite. C'était le fameux syndrome de l'hôpital. Les malades s'emmerdaient, donc ils emmerdaient leur entourage. Pour palier la chose, on s'efforçait de créer un lien avec l'univers extérieur. On autorisait les malades à s'abrutir devant un écran qui restait allumé du matin au soir, distillant des navets en série. Mais Cairne, aveugle, ne pouvait même pas bénéficier de ce régime de faveur. Marie lui avait apporté une radio pour qu'il pût au moins s'informer. Il avait écouté avec beaucoup d'attention cette histoire de robot devenu conseiller personnel du Président. L'information avait été suivie d'une autre nouvelle qui bousculait la planète entière. Il était question d'un certain Wenjob qui avait créé un site internet provoquant l'adhésion des foules. Un genre de gourou qui prônait le chaos mondial. Ces nouvelles avaient suffi à plonger Cairne dans un état de tremblements nerveux tel, que Marie avait préféré l'éloigner de la réalité. Si la réalité n'avait d'autre effet que de l'anéantir, le syndrome de l'hôpital était un moindre mal.

Pourtant, le cas de Cairne était différent. Jamais il ne s'était plaint. Par la force des choses il avait toujours souffert en silence. Pourquoi ne souhaitait-il plus voir Staff? Lui rappelait-il un passé qu'il voulait oublier? Mais rompre avec Staff, c'était enfermer un peu plus Cairne dans le bocal hospitalier, le couper totalement de l'univers extérieur.

- Tu es injuste avec lui... Tu sais, ça arrive parfois lorsqu'on est très éprouvé, de faire des reproches à ceux qu'on aime. On cherche un responsable à son malheur, faute de pouvoir accepter ce malheur.

Cairne cligna des yeux, une fois.

- Je sais, tu n'es pas d'accord avec moi. Mais dans ma profession, j'ai eu souvent ce cas de figure. Le malade a besoin d'un fautif, quelqu'un à qui reprocher sa souffrance.

Cairne cligna des paupières une nouvelle fois, avec insistance.

- C'est difficile à admettre. Pourtant c'est une réaction tout à fait naturelle....

Elle mit la main dans ses cheveux. Une touffe pointait hors du masque et lui donnait des airs d'ananas. Marie essaya de les ranger, distraitement.

- Pourquoi ne pas t'en prendre à moi? ajouta t-elle avec un sourire très doux. Tu sais, je me fiche que tu m'insultes...

Un court instant, elle sembla réfléchir à ce qu'elle venait de prononcer. C'était le genre de discours que seule une femme éprise pouvait tenir. Accepter d'être insultée, avilie, s'abandonner avec masochisme à la passion....

Cette fois, Cairne garda les paupières closes.

Marie quitta le lit et se mit à marcher nerveusement.

- Mais enfin qu'est-ce que tu lui reproches à Staff? Il est le seul à te rendre visite, à prendre de tes nouvelles, à t'accorder du temps. Et c'est un type charmant, attentionné, toujours d'une extrême gentillesse.

Cairne cligna plusieurs fois des yeux pour l'inviter à prendre des notes. Marie s'installa de nouveau près de lui, compta les battements de cils et nota. Puis elle lut la phrase à voix haute :

- Staff veut me tuer!

Elle resta un long moment silencieuse, les yeux rivés sur le carnet. Puis elle le referma, se leva.

- Tu as besoin de te reposer. Je vais te mettre un peu de musique. Tu veux bien écouter un peu de musique?

Cairne baissa les paupières. Et ne les releva plus.


 



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