Cairne et le Grand Secret


Chapitre 4



C'était un orage sec, sans pluie, sans vent, sans fraîcheur salvatrice.

- Tu vas rendre visite à Cairne je suppose. Je vais finir par croire que tu es amoureuse de lui.

Marie la foudroya du regard.

- Puisque tu le dis!

Elsa la fixa silencieusement. Aimer un con, c'était déjà un exploit, mais s'amouracher d'un légume, là, c'était vraiment fort.

Cairne avait changé de résidence. Il n'était plus monsieur Cairne de la chambre sept. Son acharnement à survivre lui avait valu cette promotion, une surveillance moins constante puisqu'il n'était plus observé en permanence derrière une vitre. En réalité, il avait fallu libérer la réanimation pour d'autres traumas. Un légume, qui ne se réveille pas dans les jours qui suivent, peut végéter indéfiniment. D'autant qu'il survivait sans respirateur artificiel. Et là, personne ne comprenait plus rien, car ce respirateur artificiel était indispensable à son état.

Il était devenu Cairne tout court en s'éloignant des obs. Marie n'avait pas attendu de connaître son prénom. Elle lui en avait trouvé un, au hasard de ses lectures féminines. Il y avait eu Red, Scott, Pete, mais c'était trop typé. Finalement, elle avait opté pour Tom, diminutif de Thomas, parce que Thomas Cairne ça sonnait bien.

En entrant dans la chambre, Marie songea que cette chaleur pesante devait probablement l'incommoder et elle ouvrit la fenêtre. En fait, c'était elle que la chaleur incommodait. Elle s'assit sur le lit et l'observa tendrement.

Elle avait envie de le toucher ou du moins le frôler, ne fût-ce qu'un court laps de temps. Marie se sentait bien près de lui. Elle aurait voulu des journées de service plus longues encore. Elle, qui avait toujours eu le réflexe salutaire de fuir l'environnement hospitalier, semblait désormais en villégiature. Elle prenait son service à la hâte, se dévouant même pour remplacer les absents, anéantis par la canicule. Le studio étriqué, l'ordinateur-roi et les cendriers débordant de mégots, c'était du passé. Elle n'en avait plus besoin. Cairne lui apportait tout, tout ce qui manquait à son existence. Elle avait décidé un jour qu'elle ne serait plus seule dans sa vie et que Cairne, enfin Thomas, serait son premier homme. Thomas avait eu un accident de voiture qui le rendait impotent, mais elle l'aimait et, du haut de la tour, elle attendait son retour de virilité, dans la compassion, l'abnégation, la chasteté. Telle était la version officielle, servie à ceux qui s'étonnaient de son célibat apparent. Mais Marie s'était si bien prise au jeu, qu'elle avait fini par y croire. Dès le matin, elle pensait à lui. En s'endormant elle pensait encore à lui. Il remplissait tout son univers. Elle ne rêvait, n'espérait, n'attendait que l'instant où elle serait près de lui. Voilà même qu'elle lui parlait, lui racontait sa journée ou ses loisirs, comment elle s'était mise au sport pour compenser le tabac... et affermir ses courbes. Elle partageait avec lui ses états d'âme, lui glissait des plaisanteries au creux de l'oreille, le berçait de lectures ou de musiques soigneusement sélectionnées.

Les dessous qu'elle portait, elle les mettait pour lui et s'amusait même à de furtifs strip-teases quand elle se savait seule la nuit dans le service. Oh juste pour solliciter son avis!

Elle s'en amusait d'ailleurs. D'ordinaire, la vision de la nudité était le privilège du corps médical qui examinait les patients sous toutes les coutures, dans les postures les plus intimes, faisant fi des pudeurs et de l'embarras. Il était rare pour un patient de voir le corps médical nu. Ce beau corps, elle le lui offrait, à lui, lui seul, avec délectation. Elle déboutonnait doucement la blouse, découvrait une épaule, puis l'autre, d'un professionnalisme étonnant, tournait le dos, laissait glisser le vêtement, avant de pivoter vers lui en gonflant les seins et en tortillant les hanches. Puis elle lui détaillait ses dessous, la qualité de l'étoffe, la coupe très avantageuse, le petit noeud là, entre les seins. Elle se caressait avec érotisme, en tournoyant ou en levant la jambe sur le bord du lit.

Marie était heureuse. Cairne était à l'origine de son changement et elle lui vouait une reconnaissance infinie. Ce fut à peine si elle remarquait à présent son absence de visage. Mais le visage, ou le corps, avaient-ils une quelconque importance? Elle savait qu'il était possible d'aimer d'un amour fou un être invisible. Par les messageries, elle avait appris à entendre une personne s'exprimer sans la voir. Et donc à la connaître derrière ce qui n'était pas apparent, ce qui ne faisait pas obstacle physiquement. En internaute avertie, elle se sentait apte à affronter et surmonter les pires apparences physiques, pour peu que la beauté de l'âme lui eût été révélée. Cairne était beau... même si elle n'en savait rien. Il était beau parce qu'il lui donnait le bonheur, parce qu'il bousculait sa vie, parce qu'il la métamorphosait.

Marie lui prit la main, elle était froide. Alors, elle la réchauffa entre ses doigts. Puis elle ferma les yeux. Quand elle fermait les yeux ainsi, elle entendait mieux les mots. Les mots qu'il prononçait :

Je te le promets, rien ne commencera à moins que tu ne le commences toi même. Je sais ce que c'est d’être effrayée par une situation nouvelle. Si tu veux être près de moi, tu ouvriras mes bras et tu te placeras où tu le désires. Tu dois seulement te sentir à l’aise, la tête sur mon épaule, enlacée contre moi. Si c'est ce qui te donne du plaisir, c’est ce que nous ferons et rien d'autre. Je ne te réclamerai jamais davantage. Et je laisserai mon épaule à ta disposition aussi longtemps que tu me le demanderas.

Si tu veux connaître le goût de mes lèvres, elles t’attendront avec un grand bonheur. Mes mains seront uniquement là où tu voudras les placer, jamais ailleurs. Je ne saisirai pas ta main. Je n'essayerai pas de t’embrasser. Je n'essaierai rien qui ne soit de ton fait ou de ta volonté. Mais peut-être est-ce l'inverse que tu préféreras? Que je prenne ta main. Ou enroule mes bras autour de toi. Que nos corps soient serrés l'un contre l'autre jusqu'à ce que nos lèvres se rencontrent. Est-ce ce que tu le voudrais? Tu dois me dire de quelle façon tu te sentiras vraiment à l'aise. Tu dois seulement agir selon tes désirs. Faire ce que ton corps et ton esprit te dictent. Je t'imagine la nuit dormant près de moi. Tu te tournes vers moi pour toucher ma peau, pour trouver mes lèvres. Je ne te retiens pas. Je t’encourage seulement à te révéler à moi. Tu me guides. Tu me montres où tu veux être caressée, où tu préfères être embrassée. Tu me montres comment te toucher, timidement d'abord. Nous restons un long moment à échanger des baisers, à savourer nos lèvres. A goûter leur douceur. Tandis que nous nous embrassons tu tiens mes mains dans les tiennes et, peu à peu, tu les déplaces vers les endroits les plus intimes de ton corps. Tu veux qu'elles te caressent les seins, doucement, puis fermement. Tu veux sentir mes lèvres, puis ma langue, sur le bout de tes seins. Tu veux sentir ma bouche sur ton sein, tandis que ma main joue avec l'autre sein, éveillant des chaleurs au plus profond de ton intimité. Tu déplaces ma main vers les contours de ton ventre, jusqu'à ce qu'elles soient entre tes jambes, où tu veux être massée délicatement, où l'humidité de ton corps appelle d'autres caresses, de la bouche, de la langue...

Il y eut un violent coup de tonnerre. Marie ouvrit les yeux. Au même instant, Cairne tourna brusquement la tête. Le regard fixe s'était posé sur elle. Elle sursauta, poussa un cri, lâcha la main et s'éloigna du lit, effrayée. Un moment, elle resta figée, face au regard de Cairne rivé sur elle. Reprenant ses esprits, elle lui tourna le dos, respira profondément. Un éclair furtif vint balayer la pénombre.

- Idiote.... balbutia t-elle, ajustant sa tenue.

Ce sont des choses qui arrivent. On s'habitue à l'immobilisme d'un patient et parfois le corps a des réflexes inattendus. Elle le savait pourtant. Elle s'en voulait.

Marie pivota lentement vers lui, osa affronter de nouveau le regard.

- Pardonne-moi ... Je sais que tu ne peux pas m'entendre mais.... J'ai besoin de parler, ça rassure.... Je vais remettre l'oreiller en place, tu veux bien?

Elle trouva cette question stupide. D'ailleurs, elle trouvait stupide aussi de n'avoir rien d'autre à lui dire. De n'avoir rien d'autre à faire que tapoter un oreiller.

Cairne cligna des paupières, une fois. Marie se figea. Voilà qu'elle hallucinait. Ou sans doute était-ce encore un réflexe incontrôlé. Pourtant, dans le doute, elle bredouilla :

- Vous.... Tu... Je peux te tutoyer?

Il bougea les paupières une nouvelle fois.

- Tu... tu m'entends réellement?

Il acquiesça des yeux. Marie se rapprocha de lui.

- C'est impossible....


 



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