Cairne et le Grand Secret


Chapitre 2



Elle était trahie dans son intimité. Mais comment résister à ces mots, ces mots qu'elle espérait et dévorait chaque jour dans sa messagerie.

- Je suis déconnectée!

Un instant, Marie se demanda ce qu’elle faisait là, près de ce gisant, défiguré et inerte. Elle eut malgré elle un petit rire nerveux en songeant à l'expression qu'Elsa utilisait souvent en décrivant le type qui s'est viandé. Celui-là était effectivement la caricature d'un être humain réduit à une portion de viande, un rôti auquel il ne manquait plus que la ficelle.

- Non! tu as l'esprit ailleurs! Tu n'entends même plus ce que je te dis. Et je te dis que tu en crèveras de cette virtualité. Ce n'est pas dans un ordinateur que tu trouveras l'amour.

- L'amour?

- Oui, l'amour.... Tu sais, le truc avec des jambes et plein d'émotions entre. Encore faut-il en avoir le désir...

Ou savoir quel désir désirer, songea Marie dans un soupir. Elle savait que la complexité féminine se situait là. A désirer tout et son contraire, sans jamais trouver satisfaction. Désirer vivre avec un homme, sans vraiment le désirer. Désirer coucher avec un homme, sans vraiment le désirer.

- Le désir.... marmonna t-elle.

- Le désir ça se suscite et ça se ressuscite. Si tu te posais moins de questions aussi, soupira Elsa, haussant les épaules. Un homme ça a du bon : ça chauffe les pieds en hiver, ça répare les moteurs, et même des fois c'est craquant avec les gros sabots et le bouquet de fleurs. Le problème, c'est qu'il ne faut pas le garder trop longtemps. Eh oui, on vit à l'ère du consumérisme. Un homme ça se prend et ça se jette. Tant qu'il annule le rendez-vous avec son meilleur copain parce qu'il doit te voir, c'est bien. Dès qu'il commence à annuler ses rendez-vous avec toi parce qu'il doit voir son meilleur copain, il faut lorgner ailleurs.

Elsa avait sans doute raison. Pour garder l'homme, il fallait en changer fréquemment. En avoir déjà un autre sous le coude au moment critique de la rupture. Ainsi fonctionnait la vie affective d'Elsa. Mais Marie n'était pas Elsa. Et son plus gros souci, c'était de trouver le premier homme, celui qui, le premier, accepterait de se livrer aux jeux obscènes de la vie de couple.

- Les hommes ne fonctionnent pas comme les femmes, poursuivait Elsa. Ils ont un hémisphère cérébral atrophié. L'homme est un chasseur, un conquérant. Il se bat pour conquérir sa proie et quand il la sait conquise, qu'il la croit en sécurité dans son lit, pour l'éternité, il part vers d'autres conquêtes. Il va conquérir une autre femme, une canne à pêche ou un ordinateur, comme lui par exemple! dit-elle désignant le blessé qui venait d'avoir un soubresaut.

Le blessé. Ah oui, le blessé! Les bras repliés semblaient s'être crispés davantage. Mais ce fut l'unique signe de vie qu'il donna. Fondu dans le décor ambulancier, le gisant était presque tombé dans l'oubli. Et voilà qu'un mot, un seul mot, un mot incongru, le ramenait à la vie : ordinateur. Dans le puzzle intellectuel de Marie, il y avait donc un blessé, un balconnet taché de sang et un ordinateur. Le blessé qui avait enfoui le visage dans le creux de ses seins serait-il féru d'ordinateurs? Comme elle? Alors, ce n'était plus un blessé, mais un être humain, et à fortiori un homme. Marie l'examinait de la tête aux pieds maintenant.

Engoncé dans un costume un peu étriqué pour sa grande taille, il était maigrelet. La chemise avait été arrachée, probablement lors de l'accident ou des premiers soins qu'on lui avait prodigués. Si l'on ne distinguait plus le faciès, les chaussures de sport, dépareillées avec la tenue de ville, laissaient deviner qu'il devait probablement s'agir d'un tout jeune homme.

- La femme, elle, continuait Elsa, est une séductrice et voudrait être éternellement séduisante. Quand le conquérant part ailleurs, elle souffre de ne plus le séduire et se bat pour le retenir. Puis un jour, elle baisse les bras, abandonne le combat parce qu'elle n'est pas faite pour se battre....

Marie haussa les épaules dans un sourire. Elle venait de se rendre compte de la futilité de leur dialogue. Ici comme ailleurs, quelles que soient les circonstances, la seule préoccupation humaine tourne toujours autour des problèmes de fesse. Il faut bien se changer les idées, prendre du recul avec un peu de cul, décompresser. La compression est le mal du siècle. Avec les ballonnements. Dans les hôpitaux, le personnel soignant finissait par oublier qu'au milieu des chairs meurtries il y avait des oreilles, des oreilles angoissées à l'affût des moindres propos trahissant la gravité d'un état, des oreilles parfois ulcérées par le flegme et le cynisme des blouses blanches.

- Un ordinateur tu disais? demanda Marie.

Elsa écarquilla les yeux semblant se demander à quel moment elle avait laissé échapper le mot incongru.

- Tu parlais d'ordinateur en le montrant du doigt! insista Marie.

- Ah lui! Oui, ce doit être un de ces types de l'économie boutonneuse.

- Comment tu le sais?

- Tu n'as pas vu le dossier, là? ajouta t-elle soulevant un amas de feuillets éclaboussés de sang. C'est le dossier qu'il serrait contre lui au moment de l'accident. Et il ne l'a pas lâché. Tu te rends compte, il a préféré se viander que de lâcher son foutu dossier.

Marie prit délicatement les feuillets entachés. Elle distingua quelques hiéroglyphes abscons propres au langage informaticien. Ce devait être un spécialiste de la programmation, une de ces têtes bourrées de maths et de logique. Mais qui était-il au juste? Un faciès anonyme. Il n'avait plus de visage. Il était invisible, aussi invisible, aussi anonyme que sa messagerie. Alors, lui aussi était possédé par le démon de l'ordinateur. Probablement versait-il dans les messageries à ses moments perdus, comme tous ces éclopés de la vie, accrochés à des illusions virtuelles. Marie fixait, avec une certaine fascination à présent, le visage en charpie. Et ce fut soudain comme s'il se fût animé, qu'il lui murmurait :

Que désires-tu pour être comblée? Le contact d'une autre main ou la sensation de lèvres pressées doucement sur les tiennes? Ressens-tu le plaisir lorsque tes seins sont caressés, embrassés, mordillés? Sont-ils petits pour être totalement consumés, ou larges avec de grands besoins? Que rêves-tu de faire ou qu'il te soit fait? Me montreras-tu ce qui te satisfait jusqu'à l'orgasme?

- Regarde ses bras! s'exclama Elsa. Il continue à les serrer comme s’il voulait protéger quelque chose. C'est fou! Tu te rends compte un peu?

- De quoi?

- Mais enfin, tu ne trouve pas ça complètement absurde? Il a préféré protéger son dossier plutôt que de protéger sa figure.

- Oui... c'est fou! murmura Marie sans quitter des yeux le visage absent. Dans une pensée tendre et complice, elle voulut lui prendre la main et la serrer dans la sienne. Les bras crispés refusaient de s’ouvrir...


 



Chapitres