Cairne et le Grand Secret


Chapitre 3



Eddy Staff s'approcha de Cairne, tout près.

- Cairne! Tu m'entends Cairne?

Il passa la main devant son visage pour vérifier si les yeux bougeaient. Le regard demeurait fixe.

- Décidément, c'est bien vrai! Ah Cairne! Pourquoi tu ne m'as pas écouté?

Il se remit à marcher dans la pièce un long moment sans rien dire. Le boitillement de son pas résonnait. Staff porta la main à sa jambe comme pour tâter l'absence d'une douleur qui parfois l'aiguillonnait à en crever. Il ne savait pas d'où lui venait ce tiraillement à la jambe qu'il ressentait depuis ce fameux soir de l'accident. Par moment, la douleur remontait au bras, puis elle lui attrapait le cerveau à le rendre fou.

- Pourquoi as-tu fait ça? s'écria t-il. Je t'avais dit de te méfier de ce fichier! Tu te souviens de ce point rouge sur l'écran noir...

Tout en parlant, Staff se remémorait la scène. C'était juste après la conférence de presse au labo. Il revoyait le parterre de journalistes qui le torpillaient de questions. Staff venait de présenter officiellement BOD 27, le robot dernier cri du laboratoire, qui imitait à la perfection le corps humain. Un véritable bijou de technologie ce robot. Une texture de peau humaine à l'identique, des muscles, des veines, un système pileux. Et un mécanisme interne parfait. BOD 27 était capable de couper sa viande, de valser, de chanter, de bander et même d'éjaculer. Il ne lui manquait qu'un détail: la faculté d'éprouver des émotions. Un robot capable d'éprouver des émotions: c'était le top du top, la notoriété immédiate, le prix Nobel assuré. Or, justement, le laboratoire travaillait sur ce projet. Projet auquel Staff n'avait jamais cru. Comment croire en une telle utopie. Il n'y avait jamais cru jusqu'à ce que Cairne lui montrât ce point rouge qui clignotait sur un écran noir.

- Oui Cairne, ce point rouge sur l'écran noir, c'était bien les émotions, la part de cerveau qu'il nous manquait. Mais tu n'aurait pas dû cliquer dessus!

Cairne, fébrile, excité, émerveillé devant sa découvert prodigieuse, lui avait expliqué que ce fou de professeur Aldy avait introduit dans la Toile, trente ans plus tôt, une créature n'ayant pas plus de fonctions qu’un tamagushi. Il avait conçu un être virtuel, programmé pour régénérer automatiquement ses composants, tout seul, sans aucune intervention extérieure. A partir d'un tissu vivant greffé sur une puce informatique. Oui, un tissu vivant, un morceau d'être humain. Le résultat de cette expérience avait été étonnant: la matière humaine encore vivante avait fusionné avec la puce, au point de susciter une interactivité entre les deux éléments. Voyant qu’il était possible à la puce d’agir sur la partie humaine, de la même manière que la partie humaine pouvait agir sur la puce, le professeur Aldy avait fabriqué une créature hybride, mi-humaine mi-électronique. Un esprit sans corps. Il avait donné à sa créature le nom de Jon.W. Puis il l’avait envoyée sur internet sous la forme d'un fichier, lui avait inventé un site qui constituait un village virtuel. La créature s’était développée dans le web, au milieu d’avatars, à cette différence près que, contrairement aux avatars humains, elle n’avait aucune contrepartie dans la réalité.

- Tu avais raison Cairne, murmura Staff, Aldy a bien balancé sur la Toile une créature.... une créature redoutable, dotée d’un fabuleux sixième sens qui lui permet de deviner les aspirations de ses interlocuteurs et d’y répondre à la perfection.... Jon.W était bien réel. Mais tu n'aurais jamais dû ouvrir ce fichier Cairne.... C'est Jon qui est apparu sur l'écran, postée par e-mail en pièce jointe. C'était lui ce point rouge qui clignotait sur l'écran noir. Eh oui Cairne, il est réapparu après dix ans de silence.

Jon.W avait grandi dans l'internet jusqu'à devenir un jeune homme. Puis il avait disparu de l'écran, suite à une terrible panne du système. Personne n'avait jamais su ce qu'il était advenu de la créature, perdue dans le web. Dix ans de silence.

- Tu ne t'en es jamais étonné. Dix ans de silence...

De nouveau, on entendit le pas boitiller dans la pièce. Les yeux de Cairne, grands ouverts, continuaient à fixer le plafond. Il avait l'inertie d'un mort. Staff se demandait pourquoi il lui parlait. Mais c'était plus fort que lui. Il avait besoin de tout raconter, de se confier à lui, comme pour se soulager. Aussi, il y avait un détail que Cairne ignorait. Un détail qui pouvait expliquer pourquoi il se retrouvait là, dans ce lit, défiguré et paralysé.

- Tu te souviens de ce tamagushi? Tu l'as vu évoluer, devenir un avatar, un clone virtuel comme toi ou moi nous pourrions l'être. Tu l'as vu dans son milieu scolaire, tu l'as vu avec d'autres gosses, tu l'as vu se faire des copains... virtuels... Oui.... des copains. Quand tu m'as montré ça, Cairne, toute la vie de Jon.W à travers ce point rouge, tu ignorais l'essentiel....

Eddy Staff poussa un petit cri car la douleur, brusquement réapparue, venait de lui arracher le bras.

Installée derrière la vitre de contrôle, Marie n'avait pas vu la grimace d'Eddy Staff. Elle décortiquait une revue féminine dans laquelle il était question d'une recette de moules farcies. Il fallait mélanger la chair à saucisse avec les ingrédients avant de farcir les moules dans un faitout. Une question importante la préoccupait : elle se demandait pourquoi il fallait mettre un couvercle sur le faitout une fois les moules fourrées. Sur l'image de présentation, l'ensemble avait l'air fort appétissant. Mais à cette heure de la journée, où le ventre commençait à grogner, n'importe quelle recette devenait appétissante. Les femmes ont la particularité masochiste de feuilleter les pages recettes dès que sonne l'heure du repas. Elle se prit à rêver que le jeune homme derrière la vitre pourrait l'inviter au restau. Après tout, il devait avoir faim lui aussi. Sans aller jusqu'au plus si affinités, ils pourraient partager un repas ensemble. Au moins, elle serait en compagnie d'un homme, un premier homme. Au moins, elle aurait l'immense plaisir d'être reluquée par d'autres hommes, tout en reluquant elle-même d'autres hommes.

Marie leva la tête.

Eddy Staff avait attendu que le tiraillement ait disparu, avant de poursuivre :

- Tu ignorais que cette créature, partiellement humaine, n'a jamais su qu'elle vivait dans un univers exclusivement virtuel, qu'il existait un monde réel auquel.... auquel elle ne pourrait jamais avoir accès... Tu imagines Cairne qu'on t'enferme dans un ordinateur en te laissant croire que le seul monde qui existe est celui d'internet? Toi, un être humain? Tu imagines ce qu'a pu endurer ce pauvre gars quand il en a pris conscience? Tu ne t'ai jamais demandé ce que Jon a pu faire pendant ces dix ans et pourquoi il tenait tant à réapparaître au bout de tant d'années? Moi, à sa place, en bon humain normalement constitué, je n'aurais eu qu'une seule idée en tête: me venger. Me venger de ce salaud d'Aldy. Et lui, Jon, il est à moitié humain....

Un nouveau cri de douleur l'interrompit. Le tiraillement était revenu vers le bras.

Cette fois, la grimace de Staff attira l'attention de Marie. Elle l'observait gigoter en se frottant le bras. Sans doute s'était-il cogné? Elle pensa à s'élancer à son secours. C'était peut-être une bonne idée d'approche. Les hommes aiment la douceur d'une main féminine, surtout lorsqu'il s'agit de soigner leurs petits bobos.

Quand elle le vit reprendre son calme, Marie trouva cette idée stupide. Aussi, il y avait un appel urgent dans une autre chambre. Elle devait s'absenter. Elle hésita, espéra la sagacité d'un collègue. Mais personne ne semblait disponible. Elle n'aimait pas s'absenter. Depuis qu'elle surveillait, avec beaucoup de conscience, le souffle de vie qui retenait Cairne à l'écran, elle ne redoutait qu'une chose: l'écrasement définitif de la ligne. Mais après tout, Cairne ne risquait rien à cet instant précis, puisqu'il était en bonne compagnie.

- Quand tu m'as parlé d’extraire le fichier du système et de l’implanter dans le robot BOD27, j'ai eu des réticences! Mais ce n'était pas pour m’attribuer les lauriers de cette fabuleuse découverte ou pour mener le projet à terme sans toi. Ni même parce que je doutais dans tes capacités à transférer le fichier correctement.... Mais simplement parce que.... parce que....

La douleur était montée au cerveau. C'était une de ces crises qui le métamorphosaient littéralement. Elle se produisait à chaque fois qu'il évoquait Jon.W.

Staff serra la tête entre ses mains, très fort, comme pour comprimer le cerveau.

- Qu'est-ce qu'il m'arrive bon sang?

La douleur était fulgurante. Cette violente migraine provoquait un véritable dédoublement et, soudain, il perdait le contrôle de lui-même. Il balança la tête à droite et à gauche en pivotant sur place. Et brusquement, il lâcha les mains, secoua la tête. La crise semblait passée. Mais son visage était transfiguré et sa voix venait d'outre-tombe.

- Tu n'aurais jamais dû Cairne! Ce projet était le mien. On ne t'a jamais dit qu'il ne faut pas toucher à l'oeuvre du Créateur. Je suis le Créateur! hurla t-il pointant un doigt magistral devant lui.

Il s'immobilisa et regarda Cairne dans les yeux, ironiquement.

- Heureusement, je t'ai freiné, avant qu'il ne soit trop tard, avant que tout le monde sache quelle bêtise tu allais commettre. Mais le but n'était pas d'en arriver là. Il fallait juste t'immobiliser quelques temps. Le temps que tu te reposes un peu. Que tu prennes un peu de distance par rapport à tes fonctions. Car tu es bien fatigué Cairne. Ce genre de projet, ça épuise, et tu n'as pas les épaules assez solides pour l'assumer. Il faut savoir prendre du repos pendant qu'il en est encore temps. Regarde où ça t'a conduit. Toute une vie gâchée à vingt ans. Te voilà réduit au stade de légume. Pour le restant de tes jours....

Il se pencha sur lui, très près, et chuchota:

- Je suis vraiment désolé, Cairne. Désolé pour toi.

Puis il posa la main sur son épaule.

- Si cela peut te rassurer, j'ai récupéré le dossier, ce dossier auquel tu tenais tant. A vrai dire, je suis venu ici uniquement dans ce but et non pour m'apitoyer sur ton sort. Ce qui t'arrive, tu l'as bien mérité Cairne. Ici, tu ne seras plus nocif pour personne.

- Excusez-moi monsieur Staff, vous avez terminé? demanda Marie qui venait de faire irruption dans la chambre.

Eddy Staff eut un sursaut. Il resta un instant bouche bée à contempler autour de lui comme s'il se demandait où il était. Car chaque crise se soldait par une inexplicable amnésie. Marie le trouva dans cette attitude étrange. Elle se dit qu'il devait être profondément choqué. Les visiteurs réagissaient souvent ainsi. Ils arrivaient bardés de courage puis, l'atmosphère de l'hôpital aidant, ils finissaient abasourdis, sonnés, réalisant soudain la portée du drame.

- Vous allez bien?

- Oui... oui... j'ai terminé... balbutia Eddy Staff dont le timbre était redevenu normal.


 



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