Cairne et le Grand Secret


Chapitre 1 (suite)



Le véhicule des secours fonçait, sirène hurlante. Marie s'aperçut tout à coup que son décolleté était maculé de sang. Le sang avait dégouliné jusque vers le balconnet. Zut! Ses plus jolis dessous et, bien sûr, les derniers qu'elle venait d'acheter. Elle y investissait des fortunes. D'abord parce qu'ils mettaient en valeur un corps somme toute assez bien sculpté. Ensuite, parce qu'elle se devait d'être dans son plus bel élément au cas où un homme... Les hommes n'aiment pas les femmes seules. Une femme seule inspire la méfiance, le soupçon. Elle sent la femelle en chasse, le mariage, l'enfantement, l'engagement à vie, bref les emmerdes.

Autant il est facile de trouver un compagnon quand on en a déjà un, autant il est ardu d'en trouver un quand on est seule. De même, les femmes se méfient des hommes seuls. Célibataires endurcis, ce sont des coureurs de jupons. Divorcés, c'est qu'ils en ont fait souffrir une autre avant. Veufs, ils sont en général trop vieux. Par contre, ceux qui possèdent déjà une femme attitrée, ceux-là donnent le meilleur d'eux-mêmes à leur promise, laissant leurs soucis professionnels et leurs hémorroïdes à leur acquise. Mais ceux-là se méfient des femmes seules.

Marie essuya négligemment le sang sur son décolleté. Elle aurait dû reboutonner l'uniforme de service. Appelée en urgence sur les lieux de l'accident, elle n'avait pas eu le temps. Cette négligence aurait pu lui valoir les foudres hiérarchiques... mais la hiérarchie lui aurait sans doute pardonné, car il faisait horriblement chaud. Et, après tout, la hiérarchie s'en foutait puisqu'elle était en vacance.

Marie se souvint. Effectivement, au moment où elle s'était penchée sur le blessé, il avait approché la tête de sa gorge. Il lui avait semblé qu'il cherchait à enfouir le visage dans le creux de ses seins. Les comateux ont parfois des réactions étranges.

Celui-là n'avait plus de visage. Il pissait le sang. L'écran affichait une ligne quasiment plate. Parfois la courbe oscillait poussivement vers la verticale, en légers soubresauts, comme pour se cramponner à la vie. On se demandait d'ailleurs pourquoi, vu l'état général du blessé. D'ailleurs, pouvait-on encore appeler blessé cet amas de chair sanguinolent qui gisait immobile sur la civière. Il serait expédié aux obs, diminutif d'observations que certains esprits retors traduisait par obsolètes, vers ceux qui n'avaient aucun avenir, qui succombaient un peu avant ou après l'ultime intervention chirurgicale. La moelle épinière avait été atteinte, il était probablement tétraplégique.

Le visage était effrayant. Mais ce fut à peine si Marie le remarquait. Elle était coutumière de ce genre de spectacle. Il était loin le temps où le trépané de la morgue avait peuplé ses cauchemars durant plusieurs nuits. Maintenant abonnée aux antidépresseurs, dans ses rêves les plus fous elle imaginait un alignement de fesses tendues, offertes à la seringue ou au thermomètre, qui défilaient dans un stand de tir. Il fallait viser au bon endroit, à gauche ou à droite pour la seringue, en plein milieu pour le thermomètre. Au fil du temps, elle s'était habituée à ne voir, derrière les accidentés, que des morceaux de chair dont la chirurgie recollait les morceaux pour en restaurer une digne apparence.

Marie aurait bien grillé une clope. Son boulot la gonflait au point qu'elle ne cessait de se plaindre de ballonnements. Elle n'était pas seule dans ce cas. Les collègues aussi en souffraient. Au moment des pauses, c'était d'ailleurs le sujet de discussion qui primait... du moins quand les mâles n'étaient pas sur la sellette et que la blague de la pomme, extraite de l'anus d'un patient pour finir dans le gosier d'un soignant une fois lavée, avait fait le tour des services.

Elle venait d'aligner quatorze heures à l'hôpital, pratiquement sans discontinuité et, écrasée par la fatigue et le surmenage, elle n'était plus apte à manifester le moindre état d'âme. A force de comprimer le personnel, par souci de rentabilité, il n'y avait quasiment plus d'effectifs à l'hôpital. Une fois de plus, on l'avait réquisitionnée sur les lieux de l'accident, sans tenir compte de ses capacités physiques à surmonter une telle cadence. En fait, Marie avait l'esprit ailleurs, bien loin de la réalité en blouse blanche, des odeurs d'éther et des gémissements qui constituaient son univers quotidien. Un homme avait noyé le visage dans le creux de ses seins. Il était venu chercher cette douceur qu'elle désespérait d'offrir. Il était venu chercher ses bras, son corps. Il était venu rallumer ses émois intimes. Près de l'écran à la courbe inanimée, elle imaginait un cendrier, un cendrier débordant de mégots. Chaque fois qu'elle essayait de s'évader de ce fichu boulot, ses pensées allaient vers son studio. Un studio enfumé où l'ordinateur régnait en maître. Sitôt rentrée chez elle, elle se déchaussait hâtivement et courait vers la machine. Elle s'énervait du long ronronnement de la mise en route. Quand enfin l'écran s'animait, elle grillait une cigarette, le temps que la connexion se fît, le temps d'être reliée à Le Monde. Elle savait ce qu'elle cherchait et où se trouvait ce qu'elle cherchait : dans la messagerie. Alors, à travers l'écran et l'anonymat d'un visage inconnu, une voix lui susurrait au creux de l'oreille des leitmotivs aux saveurs obsessionnelles:

Me diras-tu comment te toucher entre les jambes? Veux-tu être caressée lentement, en petits mouvement circulaires? Ou de haut en bas? Plus rapidement? Garderas-tu ta main dans la mienne quand j'explorerai les endroits les plus sensibles de ton corps, avec mes doigts, avec ma bouche, avec ma langue? Enrouleras-tu solidement les bras autour de moi, quand tu commenceras à jouir? Veux-tu que je reste dehors ou que j'entre profondément en toi? Que me chuchoteras-tu, serrée contre moi, tandis que ton corps palpitera de plaisir?

- Marie !

Ce corps sera t-il toujours en éveil, ouvert à l'amour? Me diras-tu tout ce que tu ressens? Que feras-tu à ce moment-là dans l'obscurité?

- Tu en crèveras Marie ! Tu en crèveras !

Marie eut un sursaut. Elle serra les jambes dans un mouvement instinctif.

- Déconnecte un peu ! murmura Elsa.

 



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