Cairne et le Grand Secret


Chapitre 3 (suite)



L'atmosphère était lourde et rendait bien pénibles les longues chevauchées à travers les couloirs. Marie s'était accordée une pause en compagnie d'Elsa qui, jambes étendues sur un tabouret, avachie, avait peine à lui verser le café.

- Je crois que je suis amoureuse Marie! marmonna t-elle.

Le café était parti légèrement de travers.

- C'est la première fois que je rencontre un type comme lui. Le type parfait. Si tu savais: Phil est vraiment spécial.

- Et qu'est-ce qu'il a de si spécial? demanda Marie essuyant discrètement la table.

Elsa suspendit son geste, la cafetière à la main. Son regard partit rêveusement.

- C'est un con! dit-elle. Un vrai con! Un spécimen rare de connerie. Il n'a aucune conversation, braille derrière un match de foot, adore les blagues bien grasses et la culture de comptoir. Surtout quand il retrouve ses potes au bistrot, tu sais le genre de potes qui sifflent les nanas dans la rue et font des commentaires grivois. Ah l'anguille qu'il faut mettre dans le four pour lui faire rendre son jus....

Marie haussa les épaules et but le café d'une traite.

- Mais je te jure, je l'aime, insista Elsa en lui saisissant le bras. C'est le compagnon idéal. Il débouche l'évier, bêche le jardin, répare le moteur et baise comme un âne. Au moins avec lui, aucun souci existentialiste. Une fois qu'il s'est vidé, il arrose éventuellement la pelouse, range toutes les tuyauteries et s'en va.

- Tu vas vite t'ennuyer avec ce genre de bonhomme.

- Non! Au contraire! Tu sais, il est guère différent de ces types que tu croises dans tes discussions sur internet, ces fameux chats où il y a autant de mâles à l'affût d'une femelle que de spermatozoïdes à l'affût d'un ovule. Finalement, c'est beau un homme, un vrai, dans toute sa splendeur.

- Tu m'as toujours dit que tu préférais l'amour à la baise. Tu renies tes discours?

- Absolument pas!

Elsa était affalée sur son bras qui avait bien des difficultés à tenir la tête. Elle tirait sur une clope, crachant des halos de fumée qui asphyxiaient le réduit servant de salle de détente.

- Je reste fidèle à mes convictions. Je reste convaincue que faire l'amour, contrairement à baiser, ce n'est pas seulement un plaisir physique et hormonal. Il y a le petit boum-boum au niveau du coeur qui commande tous les gestes, tous les actes, toute la douceur et la force de ce moment privilégié, qui permet de voyager dans les délires les plus fous, l'abandon le plus total, et le bien-être absolu. Mais voilà, l'amour c'est difficile à trouver, alors que la baise.....

Elsa se tut brusquement. Elle venait de s'apercevoir que Marie triturait nerveusement sa tasse. Elle avait toujours été très attentive au bruit du silence, consciente du trouble que ses propos provocateurs suscitaient parfois. Et, selon elle, aucune question n'était anodine. Elle avait remarqué que, depuis quelques jours, Marie ne s'excitait plus à lui rapporter ses échanges d'internautes. La drogue virtuelle semblait ne plus l'intéresser. Parallèlement, elle avait cessé de fumer. Et comme tout ancien fumeur qui se respecte, elle était devenue abominablement chiante, balayant sans cesse les volutes d'un geste dégoûté, agressant à tour de bras ses interlocuteurs. Pire, elle allait s'enfermer dans la chambre de Cairne et y restait de longues heures, immobile, à le contempler, se fichant éperdument des autres patients dont les appels restaient sourds. Elsa mettait cette réaction sur le compte du tabac, ou plutôt de l'absence de tabac qui, si elle soigne les poumons, démolit la cervelle. En attendant que la crise disparût, il fallait camoufler ça à la hiérarchie... et prendre sur soi la part de boulot qu'elle n'était plus capable d'assumer.

Marie posa la tasse et se leva de son siège.

- Tu t'en vas déjà ?

- Il fait trop chaud ici.

Un coup de tonnerre venait d'éclater.


 



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