Cairne et le Grand Secret


Chapitre 7 (suite)



- Tu crois que tu pourrais plaire à une femme avec une gueule de monstre pareille?

Staff avait les yeux exorbités. Cairne fut pris d'un long tremblement. Il ne pouvait s'imaginer ainsi.. Il n'avait plus de nez, plus de bouche, plus de pommettes, plus d'arcades sourcillères. Son visage n'était qu'une galette, un galette hideuse. Depuis qu'il n'avait plus ses bandages, on laissait la pièce constamment dans la pénombre, afin d'éviter le choc visuel aux éventuels visiteurs. Mais Staff l'avait éclairée de la lumière brutale du jour pour être en mesure de lui décrire chaque détail de son faciès. La porte était fermée et ils étaient seuls.

- Tu ne pensais pas qu'il y avait ça sous les pansements. Et je suppose que tous, ici, se sont abstenus de te faire la description que j'ai eu le plaisir de te faire. Une vraie gueule de monstre, je t'assure, tu as une vraie gueule de monstre, Cairne... L'idéal serait de te montrer ton reflet dans un miroir. Dommage que tu sois aveugle....

Staff recommença à boiter dans la pièce et à chaque pas, Cairne sursautait.

- Tu dois vraiment lui faire pitié à cette pauvre fille pour qu'elle te manifeste autant d'attachement, autant d'intérêt, autant de sollicitude. A propos, sais-tu qu'elle raffole de moi? Elle adore les fleurs que je lui offre et les petits compliments que je lui glisse à l'oreille. C'est une femme très sensible. Et tellement charmante. Je suis convaincu qu'il suffirait d'un rien pour qu'une idylle naisse entre nous. Tu imagines? Je viendrai ensuite te raconter nos ébats intimes, te décrire nos moments les plus chauds, te faire baver sur ses jolis courbes, ses émois intimes. Je te raconterai tout ça comme à un ami, pour te faire rêver....

Il cessa de marcher et se pencha sur lui.

- .... puisque c'est tout ce qu'il te reste : du rêve. Tu vois dans ma bonté, je pense à toi. Mon vieil ami....

Il haussa les épaules et se mit à rire.

- Tu aimerais bien me dire que je suis un salaud. Mais tu ne peux pas. Ah comme c'est bête de ne plus avoir l'usage de la parole. Et malheureusement, tu ne l'auras jamais plus. Oui, cette fois le toubib a été formel et il me l'a confirmé. Tu seras définitivement muet.

Cairne haletait.

- Tu ne pourras même plus faire la concurrence à Jon..... Jon....

Soudain il se prit la tête entre les mains et poussa un cri de douleur. Et ce fut le silence. Un long silence.

Cairne cessa de respirer. Il ne pouvait voir, mais il sentait que quelque chose d'étrange se produisait.

- ...c'est Jon... Jon... il se venge.... il veut nous éliminer...

De nouveau, un élancement lui arracha un cri de douleur.

- Jon veut .... que je ... que je te tue...

Cairne perçut un bruit très lourd, comme la chute d'un poids sur le plancher. La douleur avait été tellement violente que Staff s'était effondré sur le sol. Cairne cherchait à comprendre. D'abord ce qui pouvait bien se passer autour de lui. Ensuite les propos énigmatiques d'Eddy Staff. Pour avoir longtemps travaillé en sa collaboration, il avait pensé bien le connaître. Depuis cet accident qui le clouait dans un lit, il avait eu le temps de réfléchir à bien des choses. Il ne pouvait croire que Staff en fût arrivé là. Il n'avait jamais été fondamentalement ambitieux au point de défendre un projet auquel d'ailleurs il ne croyait pas. Que Staff fût devenu cet homme cynique et cruel lui paraissait totalement irrationnel. D'ailleurs, il ne reconnaissait même pas sa voix dont le timbre habituel était plutôt tempéré, flegmatique. A moins qu'il eût à son tour versé dans la folie, comme c'était souvent le cas chez les passionnés d'informatique qui investissaient un trop grand nombre d'heures derrière l'écran. Mais il n'avait jamais été du genre stakhanoviste, plutôt un doux rêveur toujours sceptique. Sans doute Staff venait-il de fournir lui-même une explication à son brusque changement d'attitude. Mais Cairne ne comprenait pas. Que ce point rouge qui clignotait sur un écran noir, cet être virtuel disparu mystérieusement du web pendant dix ans, ce Jon.W, ait pu influé sur son comportement, relevait de l'absurdité. Cairne se souvint alors de l'instant qui avait précédé son accident. Avant de sortir, il avait laissé l'écran allumé et tout son travail en attente. A plusieurs reprises il avait repassé le film qui relatait la vie de Jon.W à travers ce point rouge qui clignotait sur l'écran. Et tandis qu'il visonnait le film, il revoyait le visage décomposé de Staff, notamment à chaque fois qu'un certain Ed.Net était évoqué. Il avait fini par se demander s'il y avait un rapport entre ce Ed.Net qui apparaissait si souvent, et Eddy Staff. Si les deux entités n'étaient pas une seule et même personne. Cela lui paraissait grotesque mais, dans le doute, il voulait en discuter avec le principal intéressé. Voilà pourquoi il avait précipitamment quitté le labo pour retrouver Staff, laissant l'ordinateur en plan. C'était juste avant le drame.... Il n'avait pas vu le camion tant il était préoccupé par cette troublante énigme.

En vérité, Ed. Net avait été le meilleur ami de Jon.W. Ils avaient fréquenté les mêmes classes sur internet et ils s'étaient adonnés à des jeux communs. Mais, à la différence de son compagnon, Ed.Net était un avatar, un être qui lui existait vraiment dans la réalité, un être humain qui s'était créé un personnage virtuel, un double. Ed.Net n'avait jamais su expliquer cela à Jon.W et ce dernier avait toujours cru que seul l'univers de la virtualité existait. Mais Jon.W était doté de neurones humains et surtout de la faculté d'éprouver des émotions. Sans doute avait-il découvert la vérité. Sans doute avait-il découvert qu'il était inexistant, qu'il n'était que le produit d'une expérience scientifique, un être dont on s'était amusé à tirer les ficelles à travers la Toile. Après le départ de Staff, Cairne avait analysé ainsi ses réticences à transférer l'âme de Jon.W dans le corps du robot, par le biais de ce point rouge. Comme Eddy tardait à revenir, il avait décidé de le rejoindre.... juste un peu avant l'accident... cet accident qui l'avait figé dans le mutisme et l'impuissance. Un mutisme qui finalement arrangeait bien. Mais qui au juste ? Que s'était-il passé lorsque Staff était revenu au laboratoire ? Avait-il provoqué incidemment la manoeuvre de transfert ? Pourquoi Staff devait-il le tuer ? Qui avait commandité le
crime?

La sonnette d'alarme était là, à portée de main.... sous ses doigts morts. Il n'aurait jamais la force d'appuyer. Il concentra son énergie en vain. Maintenant, il percevait un bruit, tout près. Le corps de Staff semblait s'agiter.

En effet, Eddy Staff se remettait de son malaise. D'abord il leva la tête, observa autour de lui, hagard. Puis il plia un bras.

Cairne s'étonna de sentir son pouce bouger.

- Où suis-je? demanda Staff en se dressant sur ses bras.

Dans un effort surhumain, le pouce enfonçait peu à peu le bouton.

- Que m'est-il arrivé?

Cette fois on entendit un son, un ronronnement.

Staff vit une lueur rouge clignoter au dessus de la porte. Il se releva doucement. Puis il tapota sur ses vêtements.

Marie apparut à la porte.

- Vous avez appelé? demanda t-elle à Eddy Staff.

Encore hébété, celui-ci répétait :

- Non... Je n'ai pas appelé... Non.... Je vous assure, je n'ai pas appelé....

Marie aperçut le pouce, soudé au bouton de la sonnette. Elle resta un moment bouche bée. Cairne avait réussi l'exploit. Cairne bougeait. Décidément, il n'en finissait pas de surprendre.

Elle se tourna vers Staff et lui dit avec un sourire reconnaissant:

- Alors, vous l'avez persuadé?

- Persuadé?....

- C'est grâce à vous non?

Staff ne répondit pas. Tel un robot, il ramassa son attaché-case et se dirigea vers le couloir sans un mot. Marie l'accompagna du regard. Elle trouvait son comportement vraiment étrange. Elsa, qui arrivait, suivit le regard de Marie qui fixait Staff titubant dans le couloir.

- Que se passe t-il?

- Je crois qu'il est choqué! dit-elle attribuant cette attitude incompréhensible à une forte émotion devant les nouveaux progrès de Cairne. Et lui saisissant le bras, elle ajouta :

- Tu ne devineras jamais!

- Tu es amoureuse? Tu n'as pas mauvais goût, c'est un bel homme...

- Non, non! Je t'arrête immédiatement!... Cairne a bougé...

- Cairne?

Eddy Staff était dans la cour. Elles le virent traverser la rue, se poster sur le trottoir et lever le pouce. C'était surprenant de voir un homme en costume et en attaché-case faire de l'auto-stop sous la pluie.


 



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