Cairne et le Grand Secret


Chapitre 2 (suite)



Le patient était transpercé de tubes et d'aiguilles. Un épais bandage masquait son visage. Ses yeux, grand ouverts, étaient immobilisés fixement.

- Vous croyez qu'il voit? interrogea le visiteur.

- La vue aurait été touchée mais on ignore jusqu'à quel point! répliqua Marie.

- Et il entend quand on lui parle?

- Il ne manifeste aucun signe qui puisse en donner l'impression.

- En somme, il ne donne aucun signe de vie... enfin de vie réelle.

- Son état est stationnaire pour l'instant!

Marie s'approcha du lit et tapota l'oreiller. C'était un geste machinal, une sorte de réflexe, un tic dont souffrait le personnel soignant. Un instant, elle se demanda pourquoi le visiteur avait émis cette remarque si pessimiste. Le blessé vivait. C'était déjà un miracle. Il était entré vivant dans la salle d'opération, et miracle plus inexplicable encore, il en était sorti indemne. Enfin, dans le même état. On lui avait même enfilé un uniforme de malade, cet uniforme qui distinguait les soignés du bataillon des soignants et leur signifiait clairement qu'ils étaient en position horizontale, celle de la soumission muette et obéissante.

Tant qu'il était aux soins intensifs rien n'était gagné. Pourtant, Marie croyait en sa résistance. Mais Cairne mettait un acharnement à vivre. A moins que son acharnement à vivre venait de son acharnement à le couver. Car Marie veillait particulièrement à lui. Comme d'autres abusaient d'autoritarisme devant l'horizontalité des patients, elle mettait une frénésie à alimenter la survie de Cairne. C'était le paradoxe de l'hôpital, univers de violence ordinaire, où le pire côtoyait le meilleur, mais toujours dans l'excès.

Le visiteur agrippa le chirurgien qui, justement, arrivait avec une cohorte de blouses blanches.

- Vous croyez qu'il va s'en sortir? lui demanda t-il.

- Ah! Le trauma! s'exclama celui qui avait la plus large calvitie. Vous êtes un proche?

Il opina du chef.

Le médecin se tourna vers un condisciple pour consulter une fiche et marmonna quelques mots avant de répondre :

- S'en sortir? Peut-être... mais à quel prix. Les cervicales sont touchées. Les fonctions motrices et cérébrales ont été fortement altérées.

- Ce qui signifie en clair?

- Ce qui signifie en clair qu'il n'a plus la mobilité de ses bras, ni de ses jambes, qu'il n'a plus l'usage de la parole. Le cerveau est diminué, voire inexistant. De surcroît nous pensons qu'il serait atteint de cécité. Enfin, tout ceci est difficile à confirmer pour l'instant car il ne répond à aucun stimuli... Quant au visage....

- Mais est-ce que son état peut évoluer positivement?

- On ne sait jamais comment peut évoluer un malade. Dans l'état actuel....

- Vous n'avez aucun espoir...

Le silence du médecin était éloquent. Le visiteur se frotta le menton machinalement. Il marcha dans la pièce, mais se tint éloigné du lit. Il boitait.

- Vous le connaissez depuis longtemps? demanda le médecin.

- Oui! C'est un collègue. Nous travaillons ensemble au département d'automatisation du laboratoire Aldy.

Et il précisa :

- Cairne est aussi un ami, un vieil ami.

Marie remarqua qu'il l'avait appelé Cairne. Aussi étrange que cela pût paraître, Cairne n'avait pas de prénom. Il n'avait eu aucun papier sur lui au moment de l'accident. D'abord on l'avait inscrit sous le nom de trauma qui était un nom courant dans les hôpitaux, puis il était devenu la chambre sept aux soins intensifs, avant d'évoluer vers monsieur Cairne. C'était signe d'une stabilisation. Mais à défaut de diagnostic certain, les obs, qui demeuraient des sursitaires, étaient dispensés de prénom. Marie avait pensé que le visiteur aurait enfin élucidé le mystère de l'identité complète de monsieur Cairne. Apparemment, chez les hommes, il était de bon ton, et surtout très viril, d'appeler un homme par son nom, ou à défaut par son surnom, mais rarement par son prénom. Marie se demanda pourquoi ce collègue de travail avait été le seul, jusque là, à le voir. Peut-être Cairne n'avait aucune famille.

Le visiteur n'était pas bien vieux lui non plus. Il avait des airs d'adolescent attardé, un peu rêveur. Un bel homme, qui boitillait par moment. Elle lui aurait bien posé mille et une questions sur monsieur Cairne. Elle lui aurait même demandé une photo de lui, du moins s'il en avait une. Elle les imaginait bien tous les deux potaches, torchant les mêmes bancs de l'université, rayon grosses têtes matheuses, aux antipodes du littéraire. Le visiteur ne chaussait pas de lunettes, mais Cairne lui, en portait-il peut-être? Des petites lunettes rondes accentuant l'ovale d'un menton imberbe et poupin. Le cheveu en bataille et une mèche rebelle qui serait descendue sur le front. Mais à quoi pouvait ressembler Cairne? Marie était confrontée à un dilemme, celui qu'elle connaissait sur l'internet lorsqu'elle s'essayait à deviner le faciès anonyme des interlocuteurs qui la contactaient. Rarement ils lui envoyaient une photo. Et si la photo apparaissait, elle était tellement différente de ce qu'elle avait supposé. Le beau prince se fondait dans la masse du commun, du vulgum pecus, et, derrière les e-mails enflammés, elle découvrait que le beau prince était un chevalier en charentaises. Les derniers messages qu'elle recevait, cette correspondance torride qui la clouait à son ordinateur, lui avaient appris à faire abstraction du visage ou du corps de l'anonyme. Seuls les mots comptaient, la puissance des mots, génératrice de tant d'émotions intimes. De ces mots là, elle se sentait apte à accepter n'importe quel corps, même amputé, n'importe quel visage, même défiguré. Parce qu'elle en était follement amoureuse.

- Je peux rester seul avec lui? demanda le visiteur.

- Je vous en prie monsieur...

- Staff! Eddy Staff!

Eddy Staff, répéta Marie dans son for intérieur, en refermant la porte. Pourquoi Staff avait-il un prénom, lui?


 



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