Cairne et le Grand Secret


Chapitre 5 (suite)



Cairne était une silhouette, de forme humanoïde, au visage dissimulé sous un carcan de bandages. Peu de gens étaient habilités à connaître ce qui se cachait sous ce masque, et il valait mieux, au risque de susciter des cris d'effroi. Marie, elle, s'était accoutumée. Elle s' étonnait d'ailleurs de cette facilité à vivre dans le laid avec autant d'aisance qu'elle pouvait vivre dans le beau. Finalement, on s'habitue aux gens moches. Dans les magazines féminins, où on chasse la ride et le grain de beauté avec acharnement, l'univers est peuplé de beautés sculpturales, livrées en pâture aux convoitises inassouvissables des gens moches. Les modèles de perfection fleurissent. Mais à présent Marie feuilletait les magazines d'un autre oeil. La beauté était devenue plate, aussi plate que les pages glacées, où les courbes esthétiques n'avaient aucun relief. Alors que le visage de Cairne, écrasé comme une galette, où perçait deux pupilles et un orifice buccal, avait lui des reliefs étonnants. Cairne était beau. De plus en plus beau malgré sa laideur.

- Tu fais d'énormes progrès!

Il cligna des yeux plusieurs fois. Marie posa délicatement la cuillère dans l'orifice qui lui servait de bouche.

- Je dirais même que tu es un être extraordinaire!

Elle le pensait. Il cligna deux fois des paupières. C'était sa façon d'acquiescer. Un code de communication avait été établi entre eux : deux clignements signifiait oui et un seul signifiait non.

- Et modeste aussi! ajouta t-elle en riant.

Cairne semblait nanti d'un grand sens de l'humour. Marie éprouvait pour lui une admiration sincère. Désormais, il était son patient particulier. Devant les résultats positifs obtenus, la hiérarchie lui avait affecté ce cas pour qu'elle s'en chargeât personnellement. C'était une sorte de promotion-canapé, une incitation à la pousser un peu plus en avant, car la hiérarchie s'intéressait beaucoup aux limites humaines en matière de survie. Notamment en milieu hospitalier.

Cairne avait une volonté d'acier. En l'espace de peu de temps il avait énormément progressé. D'ailleurs, il avait acquis un prénom. En réalité, il possédait trois prénoms et chose surprenante, l'un d'eux était Thomas. Ce n'était pas son prénom usuel, mais lorsque Marie le découvrit, elle lui demanda l'autorisation de l'appeler Tom. Et il accepta.

Un jour, une blouse blanche s'était penché sur lui et lui avait dit d'une voix monocorde que sa moelle épinière avait été touchée et qu'il ne pourrait plus marcher parce qu'il était tétraplégique. La voix monocorde avait aussitôt ajouté qu'il avait eu de la chance car il aurait pu y rester.

En général, ce genre de révélation provoque chez l'intéressé un cheminement intellectuel infaillible : "Je ne peux pas vivre comme ça, dans un fauteuil roulant pour le restant de mes jours. Ne plus jamais marcher, lever le bras, bouger le petit doigt, autant crever". Et aboutit à une insurmontable envie de se tirer une balle dans la tête.

Mais Cairne, apprenant l'état de gravité dans lequel il se trouvait, n'avait eu aucune réaction. Il est vrai que, privé de la parole, privé de ses bras, de ses jambes, de son corps, il lui eût été difficile d'exprimer physiquement ce qu'il avait pu ressentir. Il s'était contenté de fermer les yeux et s'était endormi. Marie comprit par la suite que ce n'était pas un acte démissionnaire car, en se réveillant, il avait conservé le goût de l'effort et le même acharnement à progresser. Il voulait visiblement s'en sortir.

Cairne n'avait pas refermé l'orifice buccal. Les aliments glissèrent le long de son bandage.

- Ce n'est rien ! le rassura t-elle, l'essuyant doucement avec la serviettes. Son doigt frôla la bouche de Cairne. Il fut emprisonné.

Marie le retira prestement, un peu désorientée.

Il cligna des paupières deux fois. Elle eut un léger sourire.

- As-tu déjà aimé quelqu'un? demanda t-elle camouflant les yeux dans l'assiette.

Il acquiesça des paupières.

- Et tu l'aimes toujours?

Il n'y eut aucune réponse. Cairne se détourna.

- Je vois! chuchota t-elle. Tu penses que c'est elle qui ne t'aimera plus.

Elle mit une autre cuillerée dans sa bouche.

- Je t'interdis de penser ça. D'abord, parce que ton état ne cesse de s'améliorer. Ensuite, parce qu'une femme qui éprouve un sentiment pour un homme a des réactions qui n'ont rien de rationnelles. Je veux dire au sens masculin du terme. Ouvre la bouche! Une femme, c'est la tendresse qui l'attire. Et c'est à partir de la tendresse qu'elle construit sa... sa sexualité.

Marie était gênée d'avoir prononcé ce mot. Voilà qu'elle était confrontée à ses propres sentiments. Au fil des jours, elle avait transposé dans le quotidien cet amour fou qu'elle avait connu dans la virtualité. Son esprit confus avait fini par amalgamer le visage anonyme et le visage absent. Maintenant, elle ressentait pour lui un attachement qui tenait de la passion, avec tout son cortège de désirs inavoués. Elle dissimulait derrière des pudeurs professionnel le besoin inexplicable qu'elle avait de partager chaque minute, chaque seconde en sa compagnie. Cairne-éveillé avait ses charmes. Mais elle regrettait parfois Cairne-dans-le-coma, les strip-teases nocturnes, les confidences qu'il n'avait jamais entendues et même ces instants où elle avait osé s'allonger près de lui, poser la tête sur son épaule, se blottir contre lui en rêvant des mots doux qu'il n'avait jamais prononcés. Cairne-dans-le-coma avait été malléable. Elle se l'était accaparé, approprié, elle en avait fait malgré lui son premier homme, construisant un imaginaire à partir d'une virtualité anonyme et d'une réalité sans visage.

Mais Cairne-éveillé accepterait-il toujours d'être son premier homme, son j'ai-quelqu'un-dans-ma-vie ? Elle l'aimait. Elle l'aimait d'autant plus qu'elle devait affronter une rivale potentielle. Il était peut-être toujours amoureux de cette autre femme. Et cette autre femme pouvait apparaître à tout moment et, qui sait, raisonner comme elle, se ficher éperdument de son apparence physique tant l'amour qu'elle éprouvait pour lui était profond. Elle en souffrait.

- Je t'ennuie avec mes sottises.

Il cligna une fois des yeux.

- Merci d'être indulgent. Tu sais, tu es une personne vraiment attachante... Je serais tellement heureuse si nous pouvions communiquer....

Il cligna plusieurs fois des yeux, comme pour insister.

- Je sais que tu aimerais bien parler. Mais comment? Avec les yeux?

De nouveau, il cligna plusieurs fois des paupières.

- ... un alphabet peut-être... On pourrait composer un alphabet

Il cligna deux fois des yeux.

- Ce serait long.....

Long? Cairne était un patient. Par définition, contraint à la patience. Et il avait du temps devant lui. Beaucoup de temps.

Marie posa la cuillère et lui essuya la bouche. La porte entrouverte laissait percevoir des pas dans le couloir. Elle reconnaissait ce boitement.

- Ah je crois que tu vas avoir de la visite!

Tandis que le martèlement s'amplifiait, la respiration de Cairne accélérait.

- Je vois que tu es content de voir Eddy Staff. Il a proposé de t'aider à prendre les repas. C'est sympa non?

Staff apparut à la porte, un bouquet de fleurs à la main.

- Venez! Il vous attend avec impatience!

- Vous m'en voyez ravi mademoiselle! dit-il en lui offrant les fleurs.

C'était pour la remercier de tous les efforts qu'elle faisait pour Cairne. Marie les accepta en souriant. Elle était comblée. Depuis qu'elle avait un premier homme dans sa vie, elle avait remarqué bien des changements dans l'attitude des autres hommes.

N'étant plus seule, elle était devenue désirable. Elle attirait les confidences, puis la confiance, puis les affinités... qui s'arrêtaient toujours avant le fatidique et plus, car une femme amoureuse dotée d'un compagnon, même factice, à bien du mal à se livrer pieds et poings liés à l'aventure.
Une femme a besoin d'une déception, d'une désillusion, d'une rupture imminente avant de s'engager ailleurs. Eddy Staff avait du charme. Elle eût volontiers partagé un repas en sa compagnie. Elle eût volontiers cédé à sa courtoisie. Mais de là à coucher, il y avait un pas infranchissable.

- Comment va notre malade?

- Il fait des progrès extraordinaires et il prend de mieux en mieux ses repas!

Staff esquissa une grimace car la douleur venait de se manifester à la jambe. Devant le regard interrogateur de Marie, il se sentit dans l'obligation d'expliquer :

- Ce n'est rien.... ça me prend parfois. Je ne sais pas d'où ça vient....

- Vous devriez consulter un médecin...

- Je préférerais me confier à vous! dit-il avec un clin d'oeil.

Puis se tournant vers Cairne, il ajouta:

- C'est fantastique! Mais dites-moi, il ne parle toujours pas?

- Non, hélas! sur ce plan....

- C'est bien, c'est bien! dit Staff en se frottant le menton. Enfin, je suis vraiment heureux que les choses évoluent de cette manière!

- Je vous laisse tous les deux. Je suis sûre qu'il appréciera que vous l'aidiez à terminer son repas, n'est-ce pas Tom?

Il n'y eut aucune réponse. Marie pinça les lèvres. D'une certaine façon, elle était flattée que Cairne lui reprochât ainsi de l'abandonner. Il éprouvait donc, lui aussi, une grande satisfaction à partager sa compagnie. Au point de lui en vouloir lorsqu'elle le quittait.

- J'en suis sûr également! murmura Staff tandis que la porte se refermait.

Il s'avança vers lui.

- Tom? Elle a bien dit Tom? Mais dis-moi Cairne, vous avez vraiment fait des progrès tout les deux.

Staff avait mis ses mains sur ses tempes et les serrait très fort. Son visage fut prit de contorsions. Pourquoi cette douleur récurrente revenait chaque fois qu'il rendait visite à Cairne?

Au bout d'un moment, enfin, la douleur le libéra. Alors il s'approcha du malade et lui dit:

- Elle est vraiment adorable, tu ne trouves pas? Une perle de vertu. Et attirante non? Si tu voyais comme elle est moulée...

Il s'installa sur le lit.

- Tu pourrais me faire l'immense plaisir de répondre Cairne, moi qui te suis si dévoué. Tu sais que je prends des nouvelles de toi quotidiennement? Et ce n'est pas brillant crois-moi. Tu restes un légume, à la merci des autres. Je te plains Cairne: dépendre des autres pour la toilette ou les petits besoins, quoi de plus dégradant! Pisser dans les mains d'une femme, à ta place j'aurais honte!


 



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